Contes de Caliban | Page 8

Émile Bergerat

Avant de monter chez elle et sous prétexte de prendre exactement de ses nouvelles, je
m'informai auprès des serviteurs.
--A-t-elle requis un prêtre? leur demandai-je.
Non seulement elle n'en avait point requis, mais elle avait refusé de recevoir celui, son
confesseur même, qui s'était présenté pour l'oindre du viatique.
--Vous venez à point, sourit-elle, je n'en ai plus que pour une heure ou deux.
Asseyez-vous, donnez-moi la main, et voyez comme je suis heureuse!... Je vais le
revoir!... Et c'est à vous que je devrai ma félicité éternelle.... Merci.
--Quoi, dans l'enfer!... Vous, Madame?
--Puisqu'il y est, fut sa réponse rayonnante.

Et tout de suite elle ajouta:
--Il n'y faut, vous le savez, qu'un péché mortel!
Et elle me montra un petit guéridon à trois pieds, sur lequel s'étalaient des photographies
de mon camarade de jeunesse, l'homme aimé pour lequel elle avait été faite par Dieu
lui-même et qui l'attendait.
--Il ne souffre plus. Il ne pleure plus, il ne sent plus les flammes, m'expliquait-elle; il est
là, au pied de mon lit, prêt à m'emporter, tremblant de joie.... Je le vois.
Ma responsabilité m'apparut terrible, je l'avoue, et je voulus la dégager, car elle
augmentait mon compte, déjà si lourd, d'incrédule adonné aux philosophies du doute
expérimental. Elle comprit mon trouble profond, et elle reprit:
--Rassurez-vous. C'est une autre communication qui m'a décidée, car, hier, après votre
départ, j'hésitais encore. La chrétienne convaincue qui est en moi, et qui y reste encore
obstinément, n'était pas éclairée par la lumière de l'au-delà. J'ai évoqué la puissance
astrale qui guide ma religion même et qui l'assure des vérités du dogme révélé. Elles
m'ont appris que si mon doux amant, si bon, si noble, si fidèle, endure, à cause de notre
amour, les supplices de la géhenne dantesque, par contre, mon odieux et détestable mari a
été recueilli dans les zones paradisiaques et placé parmi les anges pour son martyre
conjugal et ses déboires. Sachant ceci à n'en point douter, ma résolution a été prise, et j'ai
congédié le prêtre, vraiment trop dur, qui menaçait, par une absolution intempestive, de
me remettre en présence de mon bourreau et de son assassin, l'intolérable Arpajou....
Sur ce nom, elle expira et je n'eus que le temps de recevoir dans mes bras sa belle tête
aux tempes blanchies.
Un mois après, j'appris par une table tournoyante que ma vieille amie avait eu raison de
croire en la bonté de Dieu et à sa justice. Elle me révéla qu'elle nageait en paradis avec
mon camarade de collège, et que c'était Arpajou qui grillait en enfer,--et j'abandonnai mes
recherches de psychomancie.

L'ÉTRANGLÉ HILARE
L'histoire n'est pas seulement véridique, elle est vraisemblable; mais je ne me dissimule
pas que, pour la bien narrer, il y faudrait un de ces ironistes d'élite, héritier de Jonathan
Swift, de Mark Twain et de notre Villiers de l'Isle-Adam. Qu'on m'excuse de m'essayer à
leur manière. Ce conte justifie l'audace.
Lorsqu'à l'arrivée en gare du train 1227, qui est express s'il en fut, le surveillant préposé à
la revue des wagons trouva, dans le compartiment 184, un voyageur visiblement feu,
défunt et, tranchons le mot, étranglé, il eût fallu la collaboration idéale d'Alphonse Allais,
de George Auriol, de Tristan Bernard et de Jean Goudeszki pour dépeindre la stupeur de
ce fonctionnaire. Le mort était resté dans une attitude surprenante. Enfoncé dans son coin,

le visage renversé, les poings sur les hanches, les jambes en l'air, il semblait encore se
tordre de rire, et c'était presqu'une consolation à la tristesse du spectacle que de se dire: en
voilà un du moins qui aura été assassiné gaiement! Du reste, si le meurtre, constaté par le
médecin de la gare, était indubitable, la cause du meurtre, absolument incompréhensible,
échappait au commissaire, pourtant sagace entre les sagaces, qui avait exploré les poches
et la valise de l'étranglé hilare. On retrouva sur son cadavre convulsif le porte-monnaie, la
montre, le portefeuille avec les cartes, la carte d'électeur, les lettres et le ticket qui
permirent de reconstituer son identité. C'était un nommé Dupont, rentier, boursier et
célibataire, que ses amis reconnurent et identifièrent tout de suite, et sur le compte duquel
ils furent unanimes. Il était, dirent-ils, d'une force prodigieuse, et pouvait, dans une
agression, tenir tête à dix hommes râblés.--Oui, mais l'hercule n'en gisait pas moins
strangulé et dans la pose bizarre que j'ai dite, exhilarante.
Quel était donc ce mystère? La police chercha à l'éclaircir, ai-je besoin de vous
l'apprendre, par tous les moyens d'investigation ordinaires et extraordinaires dont elle use,
et, au bout d'un mois, elle était encore béjaune. Il faut mettre à sa décharge que l'assassin
n'avait pas laissé plus de traces de son entité que le poisson dans l'eau courante. Le seul
indice que l'on eût, bien vague, s'estompait dans une remarque de l'employé chargé
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