sans répit à la besogne.
Ce fut en vain, il dut le reconnaître et s'en désespérer. Hilaire récalcitrait à toute imitation
de son formulé. Même ce vocable, initial en toutes langues humaines, premier exercice de
la phonation, diphtongue quasi animale encore et plutôt cri que mot, «papa», ne frappait
les méninges du jeune anthropoïde ou du moins ne s'y répercutait. Il demeurait lèvres
closes, les regards creux, semblable à ces babouins emperruqués nommés hamadryas, qui
doivent être les magistrats du peuple des singes, tant leur maintien est sévère.
--Jamais il ne parlera, déclara Paul Legris à sa femme, et j'y renonce! Qu'est-ce que c'est
que ce bipède-là? L'as-tu fait avec une statue?
--Il dira donc «maman», jura la mère, et je m'en charge. Les phoques le prononcent,
raisonnait-elle, et ils ne sont que des phoques. Il n'est point jusqu'à des poupées de
caoutchouc ou de bois dont la mécanique n'obtienne l'émission réitérée de la double
syllabe. A plus forte raison l'amour maternel! Qu'il se refuse au «papa», soit, mais au
«maman», impossible, fût-il enfant du diable!
La lutte fut longue et acharnée, car Marie Barbier souffrait en son orgueil de mère du
babil à sous-entendus des commères. Elle eut beau user de tous les moyens, même de
ceux dont dispose la nourrice: lui refuser le sein, le pincer où le caresser, lui donner et lui
retirer un jouet, lui prodiguer violence ou tendresse, elle ne descella point la mâchoire
mystérieuse. Quoi! pas plus «maman» que «papa»? Elle en pleurait de rage et de honte.
Une nuit pourtant elle crut ouïr quelque chose. Elle sauta du lit et, pieds nus, vint au
berceau. Il y était à demi dressé et il y proférait enfin une onomatopée, hélas! toute
digestive: «Bouou».
Ce balbutiement éructatoire n'était encore que le principe imitatif du langage, mais il
ouvrait les champs verts de l'espérance. Elle réveilla son mari:
--Hilaire a dit: «Bouou». Viens vite.
Mais l'is pater avait perdu la foi au futur Démosthène.
--Je m'en bats l'oeil, grommela-t-il, c'est un idiot.
Et il se retourna, le front dans la ruelle.
Le temps courut et ramena l'anniversaire du mariage, qu'on commémore encore dans les
naïves Batignolles. Un petit balthazar annuel assembla autour de la bourriche d'huîtres et
de la fiasque de Champagne, les amis et les commères, convives ordinaires et réciproques
de la fête de famille. Élargie de ses deux rallonges, la table, décorée de toutes les fleurs
de la saison, semblait une corbeille de square, et comme il sied chez les petites gens, en
pareille occurrence, le traiteur fut chargé de la direction d'une bataille gastronomique que
je n'ai pas à vous décrire. Elle se termina dans cette exaltation des toasts qui mêle à toutes
nos joies intimes l'apothéose de la République, et l'on allait la consacrer par des
modulations sur le thème de La Marseillaise, lorsque les dames eurent l'idée d'y associer
Hilaire, que le bruit des coupes entre-choquées avait d'ailleurs réveillé dans sa
barcelonnette.
Elles l'apportèrent en chemise et, dans sa nudité chérubine d'ange fessu, elles le
disposèrent au milieu des fleurs. Il ouvrait sur elles son regard intérieur, où l'âme obscure
se heurtait comme une chauve-souris à une vitre. Tout à coup, il desserra les lèvres,
sembla voir son père pour la première fois, lui sourit, et d'une voix de cuivre, il fit:
--Cocu.
Hilaire Legris est aujourd'hui anarchiste.
UN CAS DE PSYCHOMANCIE
Je pense que les prodiges psychiques réalisés en ce moment devant les sociétés savantes
par Mrs Pipers, médium extraordinaire et truchement terrestre de l'âme du feu docteur
Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin à vous conter l'histoire de ma vieille amie,
l'excellente Mme Arpajou, d'ailleurs décédée l'an dernier entre mes bras.
Cette histoire, que je suis seul à connaître, je ne la narrais qu'aux initiés de l'occultisme, et
de préférence à ceux qui croient à la survie. Il y en a: ce sont les féroces. Ceux-là ne
savent pas quels drames terrifiants ils ajoutent à nos drames sublunaires. Qu'ils en jugent
sur le cas de la bonne Mme Arpajou.
Delphine Arpajou, jusqu'à quarante ans, mettons trente-cinq, avait été l'une des plus
charmantes femmes de son temps, et je n'hésite pas à ajouter: l'une des plus honnêtes.
Mariée, en effet, à l'absurde Arpajou, homme vulgaire, bête et sensible, dont elle n'avait
même pas obtenu d'enfants, elle l'avait bientôt pris en réelle aversion. Tout sur la terre et
dans les cieux enseigne que le mariage est, sans la fécondité qui l'excuse, une mauvaise
blague de notaires, et vraiment une oeuvre de mort. La nature intervint et Delphine aima.
Il était temps. Elle atteignait à la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave et
beau garçon, très doux et très fort, riche aussi et intelligent, qui s'en vint à l'adorer. Une
liaison se noua, si fatale, si franche, tranchons le mot, si naturelle,
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