de croire qu'à la campagne on peut se livrer impunément à toutes les extravagances de son esprit, à toutes les imperfections de son caractère. A la ville, on est plus circonspect; on craint d'être observé par des personnes dont on ambitionne le suffrage, et qui remarqueraient nos défauts; mais, aux champs, plus d'étiquette, plus de contrainte: on n'a nul intérêt à plaire à des laboureurs, à des vignerons, à des jardiniers, et l'on s'imagine que ces gens, occupés de leurs travaux, ne sont pas assez clairvoyants pour s'apercevoir du bien ou du mal que nous faisons.
Telle était l'opinion de Gabrielle Dostanges, fille unique d'un officier général retiré du service. Celui-ci, pour se livrer entièrement à l'agriculture, son occupation chérie, avait acheté une terre sur les bords de l'Indre, qui partage en deux parties égales le beau jardin de la France: sites ravissants où la nature semble étaler avec coquetterie tout ce qui peut charmer les yeux et intéresser le coeur par de touchants souvenirs.
C'était dans le joli vallon de Cour?ay que le général Dostanges, veuf depuis quelque temps, avait acquis une terre où il passait la belle saison. Pendant le reste de l'année, il habitait Paris, ou sans cesse il s'occupait de l'éducation de sa fille, qu'il ne quittait jamais.
Gabrielle avait une figure spirituelle; sa taille élancée était pleine de graces, et son regard pénétrant annon?ait une imagination vive et le plus heureux naturel; mais, gatée par son père, sur lequel son espièglerie même avait le plus grand empire, elle se livrait à une dissipation continuelle, et souvent à des inconvenances qui diminuaient le vif intérêt qu'inspiraient au premier abord sa gaieté franche et ses heureuses saillies. Tant?t elle coupait brusquement la conversation des personnes les plus respectables que réunissait le général, et les fatiguait bien souvent par mille questions puériles; tant?t elle se servait elle-même à table, et s'appropriait tout ce qui pouvait flatter sa friandise ou son caprice.
Mais ce qui paraissait le plus étrange, c'était de voir Gabrielle s'échapper comme un jeune lévrier sortant de l'attache, courir dans le parc, sur les bords de la rivière, sans chapeau, sans fichu; s'exposer, soit à l'ardeur d'un soleil dévorant, soit à la fra?cheur subite et dangereuse d'une pluie d'orage, et revenir, haletante et couverte de sueur, auprès de son père, qui ne pouvait s'empêcher alors de lui témoigner la vive inquiétude que lui avait causée son absence. Mais Gabrielle, enhardie par l'inaltérable bonté du général, lui répondait avec sa légèreté ordinaire, et, lui sautant au cou: ?Ne te fache pas, petit père! à la campagne tout est permis. Toi-même tu restes la journée entière en casquette, en habit de chasse, et tu ne fais plus ta barbe que tous les quatre ou cinq jours, ce qui ne m'empêche pas de t'embrasser. Il est si doux de se débarrasser de la contrainte de la ville! Personne ici ne peut remarquer mes folies, et, à mon age, on a besoin de courir, de s'amuser.? Le général, aussi faible avec sa fille qu'il était sévère avec le soldat, se laissait aller aux cajoleries de Gabrielle. Celle-ci gardait encore quelque convenance lorsque des personnes de la ville ou des chateaux voisins venaient le visiter; mais, dès qu'elle était seule avec son père, elle reprenait ses habitudes et se livrait à toutes les extravagances que lui suggérait son imagination, et sur lesquelles l'aveuglait son inexpérience.
On était à l'époque de la fenaison: déjà la majeure partie des prairies fertiles qu'arrose l'Indre dans son cours tortueux était dépouillée de sa parure, et dès que les foins sont enlevés, l'immense surface de ce beau tapis vert que la nature étale à nos yeux est couverte d'une quantité prodigieuse d'animaux de toute espèce, qui, retenus dans leurs étables depuis plusieurs mois, accourent se repa?tre de l'herbe nouvelle. Ces vaches, ces chèvres, ces moutons, sont ordinairement surveillés par des bergères de tout age, dont l'usage est de se réunir sous le premier ombrage qu'elles rencontrent; et là, tout en filant la quenouille ou en tricotant de gros bas de laine, elles forment un comité qui passe en revue les divers habitants des environs, rappelle les anecdotes récentes, approuve ou blame les mariages faits et à faire, exerce en un mot une critique inexorable envers et contre tous.
Gabrielle n'avait pas de plus grand plaisir que d'aller chaque soir entendre ce comité; il se tenait le plus souvent au bas du parc du chateau, sur les bords de la rivière. Cachée sous un épais feuillage, elle pouvait, sans être vue, prêter une oreille attentive à tout ce qu'on disait. Tant?t c'était le récit d'une noce à laquelle on s'était amusé aux dépens des belles dames de la ville; tant?t c'était la peinture fidèle et touchante du bonheur inexprimable de la vieille Marthe, dont le fils, conscrit, venait d'obtenir son congé de réforme.
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