Contes à mes petites amies | Page 7

J. N. Bouilly
Enfin il ne se passait pas dans la contrée le moindre événement qui ne f?t raconté, commenté, augmenté par le comité des bergères.
Mais quelle fut un jour la surprise de Gabrielle, lorsqu'elle entendit qu'elle-même était l'objet de la conversation et des rires satiriques de toutes ces villageoises! ?Mam'zelle Dostanges, disait l'une, est une bonne petite enfant; mais elle est ben dissipée, ben familière pour la fille d'un général.--Son père la laissa faire tout c' qu'el' veut, dit une autre: aussi la rencontrons-nous partout seule, grimpant sur les arbres, montant sur nos anes, effarouchant nos moutons, et faisant un vacarme ni pus ni moins qu' si c'était un p'tit polisson sortant d' l'école.--Je n' sommes que d' simples paysannes, ajoutait une troisième, mais j'avons plus d' tenue qu' ?a.--N' faudrait pas, repris une quatrième, que j' fussions tenir à mon père tout' les raisons qu'el' tient au sien: i' me r'lèverait d' manière à c' que j' n'y r'vinssions plus, et ?a s'rait juste.--Eh ben! dit une autre bergère qui paraissait la plus maligne de toutes, ces d'moiselles, ces filles d' bourgeois, d' général, ?a s' croit mieux induquées qu' nous; ?a nous r'garde comme d'z espèces grossières, et pourtant ?a n' nous vaut pas en fait d' respect filial ... non, ?a n' nous vaut pas.?
Gabrielle, surprise et confuse, reconnut alors que nos fautes sont remarquées aux champs comme à la ville, et que, chez les bons et simples agriculteurs, les vertus domestiques sont cultivées avec plus d'exactitude peut-être que chez les gens favorisés de la fortune et dans un rang élevé. Mais bient?t la vivacité de son caractère et son insouciance habituelle lui firent oublier cette première le?on. Elle reprit son train de vie, et se livra plus que jamais à toutes ses conséquences.
Le matin d'une des plus belles journées de l'automne, entra?née par son étourderie accoutumée, Gabrielle, nu-tête et les cheveux dans le plus grand désordre, vêtue d'une robe sale et déchirée, ses souliers éculés et ses bas sur les talons, jouait au bout de l'avenue du chateau de son père, sur le grand chemin, avec plusieurs petits gar?ons de son age, fils d'honnêtes ouvriers des environs, et, parmi les espiègleries qui lui étaient passées par la tête, elle avait formé, sur des charpentes qui bordaient la grande route, une balan?oire où, juchée d'un c?té, ses jupes relevées au-dessus des genoux, elle faisait la chouette à deux jeunes villageois placés à l'autre bout de la pièce de bois, et se livrait avec eux à tout ce que les jeux de l'enfance ont de plus bruyant, de plus évaporé. Un officier, frère d'armes du général Dostanges, n'avait point voulu passer en Touraine sans le voir et l'embrasser. Il aborde la troupe folatre, et, s'adressant à Gabrielle, qu'il prend pour une petite fille d'ouvrier à qui la demoiselle du chateau a donné ses vieilles robes, il lui demande la chemin qui conduit à l'habitation de son ancien camarade: ?La première allée d'arbres sur votre droite, répond la jeune espiègle; à la grille en face.? A ces mots, elle descend de la balan?oire, et, avec son obligeance naturelle, elle accompagne jusqu'à l'avenue l'étranger, qui lui met deux gros sous dans la main. Gabrielle rougit, et ne doute plus que l'inconnu ait cru voir en elle l'enfant de quelque pauvre ouvrier. Oh! combien elle souffrit de cette méprise! combien elle se repentit de s'être oubliée jusqu'à ce point! Mais sa confusion redoubla lorsque, paraissant à table chez son père, elle fut reconnue par l'étranger pour la petite fille qu'il avait assistée. Il raconta, avec la joyeuse franchise d'un militaire, ce qui s'était passé. Le général, pour la première fois, ne put s'empêcher de faire à sa fille des reproches sérieux. Il exigea qu'elle porterait pendant un mois, dans un coin de sa bourse, les quatre sous qu'elle avait re?us, afin de se rappeler à quel point elle s'était exposée sur une balan?oire formée à l'improviste avec des bois de charpente, qui pouvaient l'estropier ou blesser les jeunes villageois qu'elle associait à ses extravagances.
Gabrielle obéit, et obtint de son père que cette aventure humiliante resterait inconnue; mais, peu de jours après, lorsqu'elle alla de nouveau entendre le comité des bergères, elle eut la pénible conviction que tout leur avait été révélé. Quelles plaisanteries mordantes elle entendit sur son compte! Oh! que les deux gros sous qu'elle était condamnée à porter sans cesse lui parurent pesants! ?Eh quoi! se disait-elle, rien ne peut donc échapper à ce comité des bergères!?
Peu de temps après elle en eut une preuve plus convaincante encore, et qui fit sur elle une impression décisive et salutaire. Aveuglée par l'extrême tendresse de son père, Gabrielle s'abandonnait plus que jamais à toutes ses étourderies, et devenait, sans s'en apercevoir, d'une indocilité dont le général Dostanges souffrit quelque temps en silence, mais
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