Contes, Nouvelles et Récits | Page 8

Jules Janin
maussade ou que leur garçon est entêté, pour peu qu'ils aient mis au
monde un gourmand, un paresseux, un menteur, un porteur d'oreilles
d'âne: «Mon Dieu! mon Dieu! disent-ils, que les pères qui n'ont pas
d'enfants sont heureux!» Et voilà comme, ici-bas, les hommes et les
femmes ne sont jamais contents.
La reine et le roi eurent bientôt quitté leur roche et gagné le rivage; et
pensez s'ils furent heureux, quand ils découvrirent dans ce berceau un
beau petit garçon de trois ou quatre ans qui leur tendit les bras. Tout

d'abord, la reine s'empara du petit naufragé pendant que le roi, qui
tenait à ses idées, s'écriait: «Je savais bien que c'était un bateau, car
voici le pilote!» Or, le pilote était un épagneul rare et charmant; sa
queue était orange, et de ce beau panache il se servait comme un
nautonnier de voile et de gouvernail. Sa robe était blanche et noire, il
portait à son front une étoile. Enfin, que vous dirai-je? il n'y avait rien
de plus joli que cet épagneul venu de si loin, dans un attirail si nouveau.
«A moi l'enfant! disait la reine.--A moi le bateau!» disait le roi. Et voilà
comme ils rentrèrent, tout joyeux et les mains pleines, en ce château
dont ils étaient sortis les mains vides. Il faut vous dire aussi que
l'épagneul, très fatigué, s'était endormi sur l'oreiller du jeune enfant.
«C'est un peu lourd, disait le roi, mais je suis trop content de ma
trouvaille pour déranger ce bel épagneul.»
II
Quand le ministre et la dame d'honneur apprirent les événements de la
matinée, et qu'ils se virent exposés à cette formidable concurrence d'un
joli chien et d'un bel enfant, ils poussèrent de grands cris; mais le roi les
fit taire en les menaçant des Petites Affiches, où se rencontraient, en ce
temps-la, tant de grands ministres et d'excellentes dames d'honneur.
L'enfant fut appelé d'un nom arabe qui signifie «arraché des flots».
Quant au chien, on l'appela d'un nom français qui veut dire «le bon
pilote».
Enfin la reine et le roi s'occupaient nuit et jour de l'un et de l'autre, à tel
point, qu'on disait qu'ils perdaient le boire et le manger. Cette
incessante préoccupation aurait très bien pu nuire à la gloire, à
l'honneur du roi Lysis. Comme il laissait à ses ennemis beaucoup trop
du loisir, il advint qu'une nuit du mois de décembre on entendit un
grand bruit dans le château; c'étaient les ennemis du roi Lysis qui
s'introduisaient dans la citadelle. Mais (rendons-lui son vrai nom) le
sage Azor, réveillant doucement son jeune maître, lui mit entre les
mains une trompette achetée à la foire du Ludistan, et l'enfant, sur cette
trompette, essaya, d'un souffle ingénu, l'air nouveau de Malbroug s'en
va-t-en guerre. Bien qu'il fut assis en ce moment sur les marches du
trône, nous ne voulons pas flatter le petit Noémi (rendons-lui aussi son

nom): il était un très chétif musicien; il écorchait de la belle sorte le
fameux air Malbroug s'en va-t-en guerre, et les courtisans les plus
subtils se bouchaient les oreilles aux premiers cris de la rauque
trompette. Eh bien, voilà justement ce qui sauva le trône de Lysis et de
Lysida; les ennemis qui s'étaient emparés du château, voyant que pas
un n'accourait à leur rencontre, s'étonnèrent et s'inquiétèrent. «Il faut
vraiment, disait le général ennemi, que l'on me tende un piège;
halte-là!» Mais quand il entendit la trompette invisible et la chanson
Malbroug s'en va-t-en guerre, il cria: «Sauve qui peut!» Voilà
comment, par la présence d'esprit d'un si bon chien et par une trompette
en fer-blanc dont on ne voudrait pas à la foire de Saint-Cloud, fut
délivré le château de Lysis-Lysida.
Le lendemain de cette nuit terrible, accourut le peuple enthousiaste en
criant: Vive la reine et vive le roi! «En ai-je assez battus!» disait Lysis.
«En avons-nous assez malmenés?» disait Lysida. Le ministre et la
dame d'honneur avaient leur part dans cette gloire improvisée, et pas un
mot de l'épagneul Azor, pas un mot du petit Noémi et de sa trompette.
En ce temps-là, les peuples étaient bien ingrats!
Quand ils se virent si peu récompensés, Azor et Noémi, s'ils avaient eu
des âmes moins vaillantes, auraient désespéré de l'avenir; mais le bel
Azor: «J'avais tort, se dit-il, de négliger l'éducation de mon élève, il
sera peut-être un jour quelque grand prince, et je veux lui enseigner l'art
de la guerre.» Au même instant, l'épagneul ceignit son grand sabre, et,
mettant un fusil chassepot entre les mains du petit joueur de trompette:
«Une, deux, trois! portez armes! présentez armes!» Azor accomplissait
et surtout il enseignait tous ces beaux mouvements beaucoup mieux
qu'un sergent de la garde nationale. Il savait jusqu'aux mots: En joue, et
Feu! toute la gamme militaire. Enfin rien ne l'étonnait: une
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