Contes, Nouvelles et Récits | Page 7

Jules Janin
d'une simple tasse de café au lait, à échapper,
comme on disait alors, aux ennuis de la grandeur. Donc, sitôt que leurs
salons furent déserts, et voyant que les ambitieux les laissaient en repos
jusqu'au lendemain, le roi Lysis et la reine Lysida, longeant la grande
allée de maronniers qui traversait le parc et ne s'arrêtait qu'à la petite
grille, ouvrirent en toute hâte la poterne et la refermèrent, tant ils
avaient peur d'être arrêtés par quelque urgente affaire de la dame
d'honneur ou du premier ministre. A demain les affaires sérieuses! telle
était la devise de ce bon prince. Après lui, elle a servi à beaucoup
d'autres qui ne s'en sont pas trop mal trouvés.
Donc les voilà, le roi et la reine très joyeux, qui foulent d'un pied léger
la vaste prairie; au bout de la prairie il y avait un beau rivage éclairé
d'un soleil radieux, puis enfin la Méditerranée éclatante, ou, tout au
moins, de quelque nom qu'on l'appelle, un immense Océan dont pas un

mortel n'avait franchi les dernières limites.
Les plus hardis navigateurs envoyés par l'Académie des sciences de ce
beau royaume étaient revenus de leur aventure épouvantés des abîmes,
des précipices, des rochers funestes qui les avaient arrêtés après cinq ou
six mois d'une heureuse navigation. «Messieurs les académiciens,
s'écriaient ces hardis voyageurs, nous n'avons rencontré là-bas que
l'abîme et le chaos, la foudre et le néant, des montagnes à perte de vue
et le cri des animaux féroces; l'ours blanc et l'ours noir son camarade ne
sont que jeux d'enfants comparés à ces géants d'un monde inconnu.»
Ceci dit, nos voyageurs étaient décorés par le roi Lysis, et l'Académie
ouvrait son sein à ces nouveaux Christophe Colomb.
La reine et le roi avaient donc cessé depuis longtemps d'envoyer là-bas
des flottes inutiles, et, prenant leur parti en gens sages, ils se
contentaient de contempler le vaste espace, du sommet de la roche
Noire, ainsi nommée parce que ce rocher terrible était couvert
incessamment d'une blanche écume. En étudiant la géographie, il vous
sera facile de vous convaincre des gentillesses, des gaietés et des
non-sens de MM. les géographes. Ils s'amusent volontiers de ces
chiquenaudes données au sens commun.
La reine et le roi s'étaient à peine assis à leur place accoutumée, à peine
le roi avait dit à la reine: «Il fait beau temps, Madame!» à peine la reine
avait dit au roi: «Oui, Sire!» un nuage épais s'étendit soudain sur le ciel
radieux; le flot grondant vint se briser contre la roche Noire; on
n'entendit au loin que la bataille des éléments furieux; «Si j'avais su, dit
la reine, j'aurais pris mon tartan du mois de décembre.--Si j'avais pu me
douter de telle averse, dit le roi, à coup sûr j'aurais apporté mon
parapluie!» Heureusement la roche, en ce lieu, formait une cavité, la
plus charmante du monde pour des têtes couronnées. Les pâtres
eux-mêmes, par ces mauvais temps subits, ne sont pas fâchés de
rencontrer ces remparts naturels contre la pluie et le vent de bise.
«Attendons une éclaircie et nous regagnerons le château, disait la reine
en grelottant.»
[Illustration: Barque ou berceau?]

Cependant tout au loin il leur sembla qu'une barque légère, abaissant au
vent, allait d'une vague à l'autre et s'approchait du rivage en louvoyant.
«Sire, disait la reine au roi, voyez-vous ce berceau qui flotte?--Oui-da,
reprit le roi, ce n'est pas un berceau, c'est une barque, et pour peu que
Votre Majesté daigne y prêter sa royale attention, elle aura bientôt
reconnu le pilote au gouvernail et cette voile empourprée où le vent
souffle à perdre haleine!»
A ce bon mot qu'il avait trouvé sans le chercher, le roi Lysis daigna
sourire. Ils ressemblent en ceci au reste des humains, les rois d'esprit,
rien ne les amuse autant que leurs propres bons mots.
Après une pose: «Sire, dit la reine, avec votre permission, j'insiste et je
dis que cette barque est un berceau; je vois des couvertures brodées, un
petit oreiller garni de dentelle, une menotte d'enfant qui tient un hochet
de cristal.--Et moi, ma reine, avec votre permission, je vois le bateau, la
voile et le pilote au gouvernail.»
Comme elles allaient se disputer, Leurs Majestés virent aborder au pied
de la roche, et cette fois ils furent d'accord, un bateau qui était en même
temps un berceau, un berceau qui était tout ensemble un bateau. Au
même instant, le soleil sortit du nuage, et tout se calma dans cette
immensité; ce fut un véritable enchantement.
Il faut pourtant que vous sachiez que le roi Lysis et la reine Lysida
comptaient plusieurs points noirs dans leur très heureuse vie, et leur
premier chagrin était de n'avoir pas d'enfants. Pas d'enfants, rien n'est
plus triste! Il est vrai que bien des pères de famille, sitôt que leur fillette
est
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