Contes, Nouvelles et Récits | Page 5

Jules Janin
rusé et passé ma?tre en diableries, lui aussi:
--C'est mon droit, dit-il à son compagnon, d'aller en avant par le chemin que je choisirai.
--C'est ton droit, reprit l'autre, incontestablement. Sur quoi le bailli, rassuré, prit un petit sentier par la montagne. Or ce sentier allongeait le voyage d'une grande lieue, et le diable (on l'attrape assez facilement) eut quelque soup?on qu'il était joué par le bailli.
--Tu me tends un piège? dit-il. Jouons, comme on dit, cartes sur table, et que chacun de nous soit content.
--Monseigneur, reprit le bailli, chacun son tour. Vous me teniez tout à l'heure, et maintenant c'est moi qui vous tiens. Maladroit! c'était bien la peine de courir toute la contrée et de me tendre ainsi tous ces pièges, pour tomber dans mon embuscade! Où sommes-nous, en ce moment, mon camarade? Ne vois-tu pas que nous entrons dans le sentier qui mène au couvent de Sainte-Croix? Le couvent a disparu, c'est moi qui l'ai rasé, et je me suis emparé de tous ses domaines. Mais j'ai respecté le calvaire, élevé sur ces hauteurs le jour même de la Passion, et dans ce calvaire sont contenues les reliques de saint Pierre martyr, de saint Eutrope, de saint Barthélemy, de sainte Catherine, vierge et martyre, et des dix mille crucifiés. C'est là que je vous attends, messire démon, et nous verrons si vous osez me poursuivre à l'ombre de la croix.
Qui fut contrarié de cette déclaration? Ce fut Satan. Il s'en voulait d'avoir négligé ce formidable rempart que les saints avaient dressé de leurs mains pieuses sur la montagne. Il savait d'ailleurs la force et l'autorité de certaines reliques enfouies dans ce calvaire. Il s'en voulait enfin d'être une dupe de ce bailli de la pire espèce, et d'avoir rencontré plus fin que lui. C'était sa bataille de Pavie:
--Je prendrai ma revanche une autre fois, se dit-il en maugréant.
Cependant, comme il ne voulait pas s'en aller les mains vides:
--Je m'en vais chercher fortune ailleurs, dit-il au bailli, si du moins tu veux me donner ces deux vilains hommes qui marchent à ta suite... Est-ce dit? Est-ce fait?
--Vous n'aurez pas ?a de moi, reprit le bailli, en faisant craquer contre sa dent jaune un ongle aigu. Ces deux hommes sont nécessaires à ma haute et basse justice. Celui-ci est le bourreau de nos domaines. Pas un mieux que lui ne s'entend à fustiger de verges sanglantes un rebelle, à flétrir d'un fer chaud marqué de deux fleurs de lis un braconnier, à river la cha?ne au cou d'un for?at destiné à ramer à perpétuité dans les galères de Sa Majesté. Cet autre est le concierge de nos prisons et le parleur de nos sentences; il excelle à pendre un débiteur insolvable, et plus d'une fois il a fait rentrer de belles sommes dans nos coffres. De l'un et de l'autre il m'est impossible de me passer. Partez donc comme vous êtes venu, les mains vides, et bonsoir, ma?tre démon.
Ainsi parlant, la montagne était déjà gravie à moitié. Le diable allait partir, lorsqu'il s'avisa de se hausser sur ses ergots.
--Là, voyons, dit-il, avec un rire de mauvais présage, au moins promets-nous d'épargner quelqu'un de ces malheureux?
--Pas un seul, reprit la bailli, ils m'ont causé trop d'ennui ce matin.
--épargne du moins, bailli de malheur, les habitants de la maison neuve!
--Oh! pour ceux-là, leur compte est fait. J'aurai ce soir dans ma poche le collier d'or, et si tu repasses dans un mois d'ici, la ronce et le chaume rempliront tout cet espace.
--Mais le petit enfant à la mamelle!...
--Il payera le lait de sa mère!
--Et le pourceau?
--Mes acolytes et moi, nous le mangerons ce soir!
--Enfin, ni pardon ni pitié?
--Ni pitié ni par...
Ici, l'épouvante arrête la voix du bailli dans sa gorge... Il regarde, il ne voit plus le calvaire! En vain son regard interroge et fouille en tous sens... la croix sainte qui devait le protéger est abattue.
--Oui-da, reprit Satan, tu cherches en vain ta force et ton appui. Les malheureux que tu as faits ont abattu le calvaire. A force de misère, ils ont cessé d'espérer et de croire. Insensé! voilà les ruines que la malice et ta lacheté devaient prévoir. Ces désespérés se sont vengés sur les reliques des martyrs, et maintenant c'est toi qui seras chatié des profanations de tous ces malheureux.
A cette révélation dont il comprenait toute la justice, le bailli tomba de son cheval, et le cheval, soulagé de son double fardeau, l'homme et la main du diable, repartit au galop en faisant une telle pétarade, avec tant de soleils, de bombes, de fusées et d'artifices, qu'elle e?t suffi à solenniser la fête du plus grand roi de l'univers. Voyant l'homme écrasé sous la honte et la peur, Satan le releva doucement, comme e?t fait un tendre père pour son fils unique, et tous les quatre ils descendirent la
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