monseigneur (c'était un pot qui se brise, image parlante de la féodalité), il chercha quelque porte entr'ouverte, afin d'instrumenter contre un vassal assez hardi pour être un peu mieux logé que son seigneur. Les portes étaient fermées, mais la fenêtre était ouverte, et du haut de son cheval M. le bailli put contempler tout à l'aise les crimes contenus dans cette honnête maison.
Le premier crime était une belle table en noyer, couverte d'une nappe blanche, et sur la nappe, ? forfait! un pain blanc, et du sel blanc dans une salière; un morceau de venaison sur un grand plat de riche étain, plus brillant que l'argent, annon?ait un repas tel qu'on en faisait avant la croisade sous le roi saint Louis. Deux gobelets d'argent étaient remplis jusqu'au bord d'une liqueur vermeille. Un hanap ciselé par un ma?tre, et de belles assiettes représentant la reine et le roi de France ajoutaient leur splendeur à toutes ces richesses bourgeoises. L'ameublement n'était pas indigne de tout le reste. Enfin, deux jeunes gens, la femme et le mari, dans tout l'éclat de la force et de la jeunesse, étaient assis, entourés de trois beaux enfants vêtus comme des princes, et peu affamés, sans nul doute, à les voir riant et jasant entre eux.
Pendant que M. le bailli dévorait des yeux ce repas qu'un ancien chevalier de la chevalerie errante e?t trouvé cuit à point, et comme il faisait déjà l'inventaire de ces richesses suspectes, une grande et vive dispute s'éleva soudain entre la femme et le mari. Il semblait que celle-ci avait acheté, sans le dire à celui-là, un collier d'or à la ville voisine, et le mari lui reprochait sa dépense. Après la première escarmouche, ils en vinrent bien vite aux gros mots, pour finir toujours par celui-là, si rempli de dangers pourtant: Ma femme au diable!--Au diable mon mari!
En ce moment, nous convenons que même pour le diable la tentation était grande, et que la proie était belle. Une femme de vingt ans, un mari à peu près du même age. Emporter cela tout de suite représentait une heureuse et diabolique journée.
--Ami! qui t'arrête? disait le bailli à son camarade. Où trouveras-tu deux plus belles ames et plus de larmes que dans les yeux de ces trois enfants? Prends ta part, j'ai la mienne, et quittons-nous bons amis.
Donc, tout semblait perdu. Le bailli triomphait, la belle maison tremblait jusqu'en ses fondements. Les enfants pleuraient. Le père et la mère étaient damnés... Mais au fond de leur ame ils s'aimaient trop pour être ainsi brouillés si longtemps.
--As-tu bien fait, ma mignonne! as-tu bien fait, s'écriait le jeune homme au cou de sa femme, et suis-je un mécréant de t'avoir, pour si peu, grondée! Un brin d'or! te reprocher un brin d'or, quand je devrais te couvrir de diamants et de perles!
--Non, non, s'écriait la jeune épouse, avec de grosses larmes dans les yeux, c'est ma faute et non pas la tienne. Où donc avais-je, en effet, si peu de coeur, que de dépenser en vanités la dot de nos enfants?
Alors, quittant le cou de son mari, elle baisait avec ardeur les deux petits gar?ons et la belle petite fille aux yeux bleus, les enfants ne sachant plus s'ils devaient rire ou pleurer. Et lorsque enfin ils eurent tous les cinq essuyé ces douces larmes et retrouvé leur sourire, ils posèrent le petit collier sur la tête de la madone, en guise d'ex-voto, et tous les cinq agenouillés sous les yeux de la divine mère, ils récitèrent, les mains jointes: Nous vous saluons, Marie, pleine de graces!
Ici le diable se sentit si touché, qu'une larme s'échappa de ses yeux et tomba sur sa joue. On entendit: Pst! le bruit d'une goutte d'eau sur le fer br?lant. Le bailli, lui, ne fut pas touché le moins du monde. Il sentit grandir sa furie, et pour toute chose il e?t voulu revenir sur ses pas. Mais avec le diable il faut marcher toujours en avant. Il est la voix qui dit: Marche! et marche!
En vain voulez-vous faire halte en ce bel endroit du paysage enchanté; Marche! et marche! En vain la ville offre à vos yeux des beautés singulières: Marche! et marche! En vain le libertin demande un moment de répit pour quitter les mauvaises moeurs, et se marier à quelque innocente: Allons! marche! et marche! Il y a même des instants où le tra?tre et le tyran feraient trêve assez volontiers à leurs manoeuvres criminelles: Marthe en avant! Tu as laissé passer le repentir; arrive, en boitant, le chatiment qui va te prendre! Ainsi l'ambitieux, quand il renonce à l'ambition, l'avare à l'argent, le soldat aux meurtres et le débauché à ses plaisirs d'un jour: Marche! et marche! il faut obéir jusqu'à l'ab?me entr'ouvert. C'est la nécessité.
M. le bailli marchait donc. Toutefois, comme il était
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