Contes, Nouvelles et Récits | Page 6

Jules Janin
pente assez douce qui conduisait aux divers villages de cette abominable seigneurie. Ils fr?lèrent les premières maisons, sans entendre autre chose que des gémissements et des larmes, mais pas encore une malédiction. Ces gens avaient peur et tremblaient de tous leurs membres. Le malade arrêtait son souffle et l'enfant brisait son jouet; la femme, épouvantée, allait se cacher dans quelque fente, et les chiens oubliaient d'aboyer. Mais enfin, quand ils eurent ainsi parcouru toute une rue, on entendit sortir de ces chaumières en débris des murmures, des cris, des plaintes, des malédictions, la malédiction unanime allant sans cesse et grandissant toujours. Au second village, voisin du premier, la colère avait remplacé la plainte, et ces malheureux criaient:
--Arrière le brigand qui m'a volé mon fils! mort au scélérat qui fit périr mon père sous le baton! Voilà le monstre impitoyable! Et les enfants de jeter des cailloux et des pierres à ce fauteur d'incendie.
--Rends-nous le pain, disaient les femmes! Rends-nous l'honneur, disaient les hommes! rends-nous les lits et les berceaux! Regarde, la faim nous mine, et nos mains défaillantes ne pourraient plus tenir les outils que tu nous as volés.
A ce bruit immense, où les dents grin?aient, où les yeux flamboyaient, où de ces poitrines haves et desséchées sortaient des sons rauques et des sifflements pleins de fièvre, accouraient villageois et villageoises, et de leur doigt vengeur, désignant cet homme impie, ils criaient tous:
--Au diable! au diable! au diable!
Et l'écho répétait:
--Au diable! au diable!
Alors Satan, d'une voix qui remplit la plaine et le mont:
--Camarade! il était convenu que je n'accepterais qu'un présent fait de bonne grace et tout d'une voix, sans que pas un des donataires y trouvat à redire. Eh bien, que t'en semble? et que dis-tu de cette unanime malédiction? Pour le coup, tu es à moi, bien à moi. Pas un qui te réclame ou te pardonne.
Et, prenant le bailli par les deux épaules, il le suspendit à un chêne qui n'avait pas moins de soixante pieds de hauteur. Toute la contrée applaudit à cet acte de vengeance! Hélas! à défaut de justice, on se venge, et voilà pourquoi il faut être juste avant tout.
Cet homme étant disparu de ce domaine, on vit peu à peu repara?tre en ces lieux dévastés l'ordre et la paix. L'église fut rebatie, et, de nouveau, la cloche appela les fidèles à la prière; ils obéirent à l'appel sacré, justement parce qu'ils avaient cessé d'être misérables. Les femmes furent les premières à quitter leurs haillons pour des habits simples et de bon go?t. Les hommes revinrent à la charrue, à la herse, à tous les instruments qui font vivre et réjouissent l'humanité. Le pourceau, sauvé par miracle, eut une progéniture abondante. Le petit enfant grandit et devint un grand justicier, chef d'un parlement dont la voix était souveraine. On ne s'étonna guère, lorsque, un matin, le vieux chateau fut éventré, dont les matériaux servirent à faire un aqueduc, un pont, une chaussée. Enfin vous avez deviné que le nouveau seigneur était justement le jeune homme de la maison neuve. Ils avaient commencé par renoncer à leur droit de potence, à leur droit de galères et de gibet. Ils avaient fait de la potence une indication pour guider les voyageurs dans la forêt.
Nous avons encore à raconter une aventure, et tout sera dit: le jour où disparut le bailli, les anciens du village qui avaient gardé leur sang-froid avaient très bien vu que Satan, de sa main pleine d'éclairs, avait gravé on ne sait quoi sur la branche la plus haute du vieux chêne. Le vieux chêne mourut de vieillesse, et les b?cherons, en le dépouillant de sa couronne, y trouvèrent ce mot mémorable, écrit en traits de feu: JUSTICE!

L'éPAGNEUL MAITRE D'éCOLE
I
Dans un canton de l'Arabie heureuse appelé le Ludistan régnaient et gouvernaient, au temps des féeries, le bon roi Lysis et la reine Lysida. C'étaient deux bonnes gens, sans reproches et sans peur, qui se laissaient conduire assez volontiers, le roi par son ministre Atrobolin, la reine par sa dame d'honneur Moustelle; Moustelle, il est vrai, appartenait aux premières maisons de Ludistan.
C'était un jour d'été; la reine et le roi, qui ne s'amusaient pas tous les matins dans le parc de leur chateau, se plaisaient souvent après leur déjeuner, composé d'une simple tasse de café au lait, à échapper, comme on disait alors, aux ennuis de la grandeur. Donc, sit?t que leurs salons furent déserts, et voyant que les ambitieux les laissaient en repos jusqu'au lendemain, le roi Lysis et la reine Lysida, longeant la grande allée de maronniers qui traversait le parc et ne s'arrêtait qu'à la petite grille, ouvrirent en toute hate la poterne et la refermèrent, tant ils avaient peur d'être arrêtés par quelque urgente affaire de la dame d'honneur ou du premier ministre. A demain les affaires sérieuses! telle
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