Consuelo, Tome 3 | Page 8

George Sand
promet de remercier monsieur le comte de sa protection,
en présence de madame la margrave, si monsieur le comte veut bien
l'admettre à l'honneur de chanter dans les petits appartements de son
altesse.»
Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,
et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement
spontané, ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur
restaient du présent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture,
et ils la conduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son
marché pour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et
qu'ils lui eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de
leur petite fortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient
de rendre à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au
fond de la bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son
oreille, et répondit:
«Rien que du son!»
Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade,
et s'écria:

«Il reste beaucoup de son!»
Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec
effusion, en lui disant:
«Tu es un brave garçon, Beppo!
--Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un
grand éclat de rire.

LXXV.
Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au
terme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos
jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent
lorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sans
ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que
Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité
merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme par
magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là, c'est
une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une noire
appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui
s'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors,
pour les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une
sainte confiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes;
mais aussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui font
aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans
ce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir
romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se
dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et le
gîte du soir.
«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs de
danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne
ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser,
et nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?

J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques
sons, ce sera assez pour t'accompagner.
--Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»
On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau, qui
fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accord parfait
fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bien tranquilles
jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ils firent leur
entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque porte:
«Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le bal qui
commence!»
Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaient
escortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche,
en criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent
enlever la première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol
fût battu, toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal
champêtre improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les
premières valses, Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo,
montant sur sa chaise, fit un discours aux assistants pour leur prouver
que des artistes à jeun avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq
minutes après, ils avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux.
Quant au salaire, on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où
chacun donnerait ce qu'il voudrait.
Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roula
triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent;
mais au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle
qui mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche,
jusqu'aux ménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte
une paire de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter
son alène dans le pouce.
«C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit
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