Consuelo, Tome 3 | Page 9

George Sand
un vieillard
appuyé contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, le
cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement
demain notre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en

fait pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une
merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai
maître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il chante
lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met en quatre; sans
lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le chanoine de
Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe, et qui est
toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique, ce bon
chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notre
autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour
peu.
--Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon
camarade ou moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la
messe en un mot; et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous
donnera rien pour notre peine.
--Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:
notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est une
affaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.
--Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de
supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.
--Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un
souffle l'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer,
vous serez libres de refuser notre assistance.
--Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!
--Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,
nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigt
n'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa
partie.»
Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrent
conseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la
messe du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre
affaire que la danse!

Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, et
après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens
fort passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même
avancer que leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les
fragments de Scarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur
faire entendre, étaient pour le moins aussi beaux que la musique de
Holzbaüer, dont Gottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était
accouru pour écouter, alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait
beaucoup ces chants à ceux dont on le régalait ordinairement. Le
sacristain, qui ne goûtait pas cet avis, hocha tristement la tête; et pour
ne pas mécontenter ses paroissiens, le curé consentit à ce que les deux
virtuoses envoyés par la Providence s'entendissent, s'il était possible,
avec Gottlieb, pour accompagner la messe.
On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrât
sa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir ses
fonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.
Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait de
l'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens et
l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre
épouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quand
on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il
aimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée de
musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut
céder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit à la
retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunes
artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo et
Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passages
réputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüer
qu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sans
originalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pour
Consuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes.
Les auditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en
plus soucieux et morose, déclara qu'il avait la fièvre, et qu'il allait se
mettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.
Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, et

nos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.
Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'école et
le
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