Consuelo, Tome 3 | Page 7

George Sand
était un autre que son mari!
--C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,
rappelle-toi la manière de procéder du Pistola. Souviens-toi que le
déserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien. D'ailleurs il
est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre mari?
--Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut; le
nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.
--C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?

--Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.
--C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?
--Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne
s'effaceront jamais de devant mes yeux.»
La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de
Pistola, du borgne et du silencieux.
«Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et qui
ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui me
paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je pleurais
et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme un
assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche
comme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah!
Quel coeur de fer!
--Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?
n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?
--C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?
Grâces soient rendues à Dieu!
--Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se
jetant à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre
avec moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton
papa est retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.
--Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi
l'habitude de baiser la terre quand il est bien content?
--Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoir
déserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir
baisé le seuil.
--Est-ce une coutume de votre pays?
--Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous a

toujours réussi.
--C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui
avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré. Tu
l'as remarqué, Beppo?
--Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.
--Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de
Karl, ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille
nouvelle. Mais contez-moi donc cela!»
Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eut
exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel et
envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme les
premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait faire
pour le retrouver.
«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre
voyage. C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez
pas en chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa
souveraine, et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on
vous signale en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de
faire les mêmes déclarations dans chaque ville importante où il aura
passé, et de prendre des renseignements sur la route que vous avez
tenue. Si vous arrivez à Vienne avant lui, ne manquez pas de faire
savoir à l'administration où vous demeurez, afin que Karl en soit
informé aussitôt qu'il s'y présentera.
--Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous
ces usages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre
paysanne!
--Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis au
courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous
conduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...
--Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à

Joseph pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans
cette aventure.
--Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.
--Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.
Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et
présentez à son mari le billet que je vais vous remettre.»
Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces
mots au crayon:
«Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;
ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble
coeur du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa
seigneurie a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La
Porporina se
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