Conscience | Page 7

Hector Malot
cependant et
savait que sa réputation d'avarice, dont tout le monde plaisantait,
reposait sur des faits certains; mais il s'était dit que, si le propriétaire
refusait obstinément tout prêt amical, qui ne devait servir qu'à payer des
dettes de jeunesse, le poète pouvait très bien vouloir remplir le rôle de
la Providence et sauver du naufrage, sans rien risquer, un homme
d'avenir qui, plus tard, lui rendrait ce service reçu. Et c'était dans ces
conditions qu'il avait risqué sa demande. Le propriétaire avait répondu;
le poète s'était tu. Maintenant, rien à attendre de personne. Celui-là était
le dernier.
En expliquant sa situation à Glady, il en avait plutôt atténué la misère
qu'il ne l'avait exagérée. Ce n'était pas seulement à son tapissier qu'il
devait, c'était aussi à son tailleur, à son bottier, au charbonnier, à son
concierge, à tous ceux avec qui il était en relations. En réalité, ses
créanciers ne l'avaient pas trop harcelé jusqu'à ce jour, parce qu'ils
comptaient être payés, mais il n'en allait plus être de même quand ils le
verraient poursuivi: eux aussi mettraient les huissiers en marche; alors
comment se défendrait-il? Comment vivrait-il? Il n'aurait d'autre
ressource que de retourner à l'hôtel du Sénat, où ils ne le laisseraient
pas tranquille, ou bien de s'en aller dans son pays natal se faire médecin
de campagne. Dans l'un comme dans l'autre cas c'était le renoncement à
toutes ses ambitions. Mieux ne valait-il pas la mort?
A quoi était bonne la vie si elle ne lui donnait rien de ce qu'il avait rêvé
et de ce qu'il voulait?
Comme beaucoup de ceux qui sont en contact habituel avec la mort, la
vie était en soi peu de chose pour lui, la sienne aussi bien que celle des
autres. Avec Hamlet il disait: «Mourir... dormir, rien de plus», mais
sans ajouter: «Mourir... dormir, rêver peut-être», bien certain que les
morts ne rêvait pas; et qu'y a-t-il de meilleur que de dormir pour ceux
dont la route a été dure?
Il restait ainsi absorbé dans sa pensée, lorsqu'un corps, s'interposant
entre lui et le bec de gaz vacillant, projeta une ombre sur sa tête qui
machinalement le fit se redresser. Qui était là? Simplement un sergent
de ville qui était venu s'adosser au parapet sur lequel lui-même
s'appuyait, il comprit: assurément son attitude était celle d'un homme
qui va se jeter à la rivière et le sergent de ville se postait là pour l'en

empêcher.
--Merci! dit-il au sergent de ville ébahi.
Et il reprit sa route, marchant vite, mais entendant distinctement
l'homme de police qui lui emboîtait le pas, le prenant pour un fou qu'il
faut surveiller.
Quand il quitta le pont des Saints-Pères pour la place du Carrousel,
cette surveillance cessa, et il put revenir à ses réflexions librement, au
moins aussi librement que le permettaient son trouble et son
découragement:
--Ce sont les faibles qui se tuent; les forts luttent jusqu'à leur dernier
souffle.
Et, si bas qu'il fût, il n'en était pas encore à ce dernier souffle.
Lorsqu'il s'était décidé à s'adresser à Glady, il avait hésité entre celui-ci
et un usurier appelé Caffié qu'il ne connaissait pas personnellement,
mais dont il avait souvent entendu parler comme d'un vrai coquin
s'occupant de toute sorte d'affaires, des mauvaises de préférence aux
bonnes, de successions, de mariages, d'interdictions, de chantages; et,
s'il n'avait-point été à lui, c'était autant par crainte d'être refusé que par
peur de se mettre dans de pareilles mains, au cas où elles voudraient
bien l'accepter. Mais ces scrupules et ces craintes n'étaient plus de
saison: puisque Glady lui manquait, coûte que coûte et quoi qu'il pût en
advenir, il fallait bien se retourner du côté du coquin.
Il savait que Caffié demeurait rue Sainte-Anne, mais il ignorait son
numéro: il n'eût qu'à entrer chez un de ses clients, marchand de vin, rue
Thérèse, pour le trouver en consultant le Bottin. C'était à deux pas; et
tout de suite il décida de risquer l'aventure; l'affaire pressait. Découragé
par toutes les démarches qu'il avait essayées jusqu'à ce jour, rebuté par
les espoirs trahis, irrité par les rebuffades reçues, il ne s'abusait pas sur
les chances de cette dernière tentative, mais enfin il devait la faire, si
peu solides que fussent ces chances.
C'était une vieille maison de la butte des Moulins qu'habitait Caffié et
qui, autrefois, avait dû être un hôtel particulier: elle se composait de
deux corps de bâtiment, l'un sur la rue, l'autre sur une cour intérieure.
Une porte cochère donnait accès dans cette cour, et sous sa voûte, après
un escalier, se trouvait la loge du concierge. Ce fut vainement que
Saniel frappa à cette porte: fermée à clef, elle ne s'ouvrit point; il dut
attendre quelques instants et, dans son impatience nerveuse, il se mit à

marcher en long et en large
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