Conscience | Page 6

Hector Malot
ne fut pas plus chaude; on me fit

sentir la distance qui sépare un honorable commerçant d'un
crève-la-faim, et je dus comprendre qu'on ne me protégerait que si
j'ordonnais les spécialités qu'on exploitait, le fer de celui-ci, le goudron
de celui-là. En commençant, je n'eus donc pour clients que les gens du
quartier, dont le principe était de ne pas payer leur médecin, attendant
l'arrivée d'un nouveau pour quitter l'ancien,--et l'espèce en est
nombreuse partout. Le hasard avait voulu que mon concierge fût
Auvergnat comme moi, et il considéra que c'était un devoir pour lui de
me faire soigner gratis tous nos pays, qu'il racola dans le quartier et
partout, de sorte que j'eus la satisfaction patriotique de voir tous les
charbonniers de l'Auvergne se carrer dans mes beaux fauteuils. A la fin,
en restant religieusement chez moi les dimanches d'été, pendant que
mes confrères étaient aux champs; en me levant vivement la nuit toutes
les fois que ma sonnette tintait, je finis par accrocher quelques clients
moins fantaisistes. J'obtins un prix à l'Académie. En même temps je
faisais, au rabais, des cours d'anatomie dans les pensions de la banlieue;
je donnais des leçons, j'entreprenais tous les travaux anonymes de
librairie et de journalisme que je pouvais me procurer. Je dormais cinq
heures par jour, et en quatre ans j'arrivais à diminuer ma dette de sept
mille francs. Mon tapissier aurait voulu être payé: j'en serais venu à
bout, mais telle n'était pas son intention: ce qu'il veut, c'est reprendre
ses meubles, qui ne sont pas usés, et garder ce qu'il a reçu. Si je ne paye
pas ces trois mille francs d'ici quelques jours, je suis dans la rue. A la
vérité, j'ai à toucher un millier de francs, mais les clients qui me
doivent ne sont pas à Paris ou ne payeront qu'en janvier. Voilà ma
situation: désespérée, car je n'ai personne à qui m'adresser; ceux à qui
j'ai fait appel ne m'ont pas écouté; je vous ai dit que je n'avais pas de
relations, je n'ai pas non plus d'amis... peut-être parce que je ne suis pas
aimable. C'est alors que j'ai pensé à vous. Vous me connaissez. Vous
savez qu'on croit que j'ai de l'avenir: avant trois mois, je serai médecin
des hôpitaux; mes concurrents admettent que je ne raterai pas
l'agrégation; j'ai en train des expériences qui me feront peut-être un
nom; voulez-vous me tendre la main?
Glady la lui tendit.
--Je vous remercie de vous être adressé à moi, c'est une preuve de
confiance qui me touche,--il serra chaleureusement la main qu'il avait
prise;--je vois que vous avez deviné les sentiments d'estime que vous

m'inspirez.
Saniel respira.
--Malheureusement, continua Glady, je ne pourrais faire ce que vous
désirez qu'en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite.
En entrant dans la vie, j'ai obligé tous ceux qui s'adressaient à moi, et,
quand je n'ai pas perdu mes amis, j'ai perdu mon argent. Je me suis
donc juré de refuser tout prêt. C'est un serment auquel je ne puis
manquer. Que diraient mes vieux amis s'ils apprenaient que j'ai fait
pour un jeune ce que je leur ai refusé?
--Qui le saurait?
--Ma conscience.
Ils arrivaient sur le quai Voltaire, où stationnaient des fiacres.
--Voici enfin des voitures, dit Glady, pardonnez-moi de vous quitter, je
suis pressé.

III
Glady était monté si vivement en voiture, que Saniel restait sur le
trottoir, interloqué; ce fut seulement quand la portière se referma qu'il
comprit:
--Sa conscience! murmura-t-il; les voilà donc! Tartufes!
Après un moment d'hésitation, il continua son chemin et prit le pont des
Saints-Pères; mais il marchait à pas hésitants, en homme qui ne sait où
il va. Bientôt il s'arrêta et, appuyant ses deux bras sur le parapet, il
regarda la Seine couler rapide, sombre, avec de petites vagues qui se
frangeaient d'écume blanche à la circonférence des remous. La pluie ne
tombait plus, mais le vent soufflait toujours en rafales, soulevant la
rivière et balançant dans l'obscurité les feux rouges et verts des
bateaux-omnibus. Des passants allaient et venaient, et plus d'un
l'examinait du coin de l'oeil, se demandant ce que faisait là ce grand
corps et s'il n'allait pas se jeter à l'eau.
Et pourquoi pas? Quoi de mieux à faire?
C'était, en effet, ce que Saniel se disait en regardant l'eau couler: un
plongeon, et il en finissait avec la lutte écrasante engagée follement
depuis quatre ans et qui, à la fin, affolait son esprit.
Ce n'était pas la première fois que cette idée d'en finir le tentait, et il ne
l'avait écartée qu'en inventant sans cesse de nouvelles combinaisons qui,
semblait-il au moment même où elles lui venaient à l'esprit, pouvaient

le sauver. Pourquoi s'abandonner avant d'avoir tout essayé, tout épuisé?
Voilà comment il en était arrivé à Glady. Il le connaissait
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