Comte du Pape | Page 6

Hector Malot
jeune élégant avait exprimé un vif mécontentement.
--Ardea, avait-il dit en accompagnant ce nom de pays d'autres mots que madame Prétavoine n'avait pas entendus.
--Revenu à l'improviste, avait répliqué le groom.
--Et va-t-il bient?t s'en aller?
Deux bras grands ouverts, la tête baissée en avant furent une réponse qui n'avait pas besoin de traduction.
Pendant ce temps mademoiselle Emma était arrivée et apercevant celui qui se tenait dans la porte entrebaillée, elle avait laissé échapper une sourde exclamation de mécontentement.
Puis s'avan?ant vivement:
--Mylord est revenu d'Ardea, dit-elle.
--Reste-t-il?
--Je crois qu'il va repartir; je vous ferai prévenir.
Et moitié par persuasion, moitié par force, elle l'avait repoussé et lui avait mis la porte sur le nez.
Immédiatement madame Prétavoine avait repris son livre, et s'asseyant elle s'était plongée dans une lecture si attentive, qu'elle allait jusqu'à prononcer des lèvres les mots qu'elle lisait.
Bien lui avait pris de se hater, car Emma, après avoir congédié le visiteur, s'était retournée, et elle avait aper?u la porte du salon entre-baillée.
Alors la pensée s'était présentée à son esprit que la dame qu'elle avait fait entrer dans ce salon, avait pu entendre ou tout au moins voir ce qui venait de se passer, et vivement elle était venue s'assurer de la réalité de ses soup?ons.
Mais la dame introduite dans le salon était si profondément absorbée dans sa pieuse lecture, qu'elle ne leva même pas la tête quand Emma entra; ce fut seulement quand celle-ci se trouva devant elle qu'elle l'aper?ut.
--Eh bien? demanda-t-elle, reprenant les choses au point où elles avaient été interrompues.
--Madame la vicomtesse prie madame de vouloir bien l'attendre.
--Vous voyez, c'est ce que je fais, dit madame Prétavoine, gracieusement.
Et aussit?t elle s'enfon?a de nouveau dans son livre.
--Voilà une bigote, se dit Emma, qui ne voit pas plus loin que son nez.
Et comme elle était Parisienne, elle ajouta en riant toute seule:
--... Un nez de province encore; ils sont jolis les indigènes du pays du comte de la Roche-Odon.
Et le mépris qu'elle professait pour ce vieil avare qui ne voulait pas mourir, se trouva singulièrement augmenté par le mépris que cette femme noire lui inspirait. Elle avait de la religion, mademoiselle Emma, ?comme tous les gens comme il faut,? mais elle n'aimait pas les dévots.
Pour madame Prétavoine, restée seule, elle avait de nouveau abandonné son livre pour réfléchir.
Ce qu'elle venait de voir et d'entendre était assez clair pour qu'un grand effort d'esprit ne lui f?t pas nécessaire.
?Mylord? était l'amant de madame de la Roche-Odon, l'amant en titre, celui pour lequel on avait des égards et dont sans doute on dépendait à un titre quelconque et ce titre n'était pas bien difficile à deviner pour qui connaissait la position embarrassée de la vicomtesse: on n'habite pas un appartement complet, au premier étage de la via Gregoriana, avec plusieurs domestiques, sans de grosses dépenses. Qui fournissait à ces dépenses?--Mylord.
Quant au jeune élégant qu'on renvoyait, c'était un amant subalterne, avec qui l'on ne se gênait point, et qui malgré son mécontentement acceptait assez volontiers son r?le.
Comme elle en arrivait à ce point de son raisonnement, elle entendit un bruit de voix dans le vestibule.
Rapidement elle reprit son livre.
Et presqu'aussit?t la porte s'ouvrit devant la vicomtesse de la Roche-Odon.

IV
Madame Prétavoine avait souvent entendu parler de la beauté de la vicomtesse de la Roche-Odon; mais pour elle, c'était chose passée que cette beauté; car, bien qu'on ne s?t pas au juste l'age de la vicomtesse, il résultait des incidents de sa vie révélée par ses nombreux procès, qu'elle devait avoir au moins quarante ans, sinon plus.
Et cependant la femme qui venait d'ouvrir la porte ne paraissait pas avoir trente ans; pas une ride sur le visage; une démarche souple, légère, pleine de grace; une chevelure blonde et fine comme celle d'une jeune fille de quatorze ans; une bouche rose; un sourire radieux; et avec tout cela la beauté correcte d'une statue, de la tête aux pieds.
Madame Prétavoine, qui cependant n'était guère sensible à la beauté, fut émerveillée.
Elle s'était levée; elle resta un moment sans parler.
Ce fut madame de la Roche-Odon qui commen?a l'entretien:
--On me dit, madame, que vous avez à me remettre une lettre de M. Filsac; il a été plein de zèle, plein de dévouement pour moi M. Filsac, et je serais heureuse de lui témoigner ma reconnaissance pour ses bons soins.
Cela fut dit avec une bonne grace parfaite qui e?t donné du courage à la solliciteuse la plus réservée.
Mais ce n'était point en solliciteuse que madame Prétavoine se présentait.
Elle tendit à la vicomtesse la lettre de l'avoué.
Bien qu'elle f?t longue, madame de la Roche-Odon la lut d'un coup d'oeil.
--Ah! madame, dit-elle lorsqu'elle l'eut achevée, combien j'ai d'excuses à vous faire; c'est vous qui venez chez moi quand c'e?t été à moi d'aller chez vous, si vous aviez bien voulu m'envoyer cette lettre au lieu de prendre la peine de me l'apporter.
--C'était à moi, madame, d'avoir l'honneur de vous
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