Comte du Pape | Page 8

Hector Malot

Et longuement, abondamment, elle parla de Bérengère.
De sa beauté, de sa grâce, de son esprit, de sa bonté, de sa charité, de sa
piété.
Ce fut un portrait complet, avec des petites anecdotes caractéristiques
habilement choisies et souvent même habilement inventées; en ce sens
au moins qu'avec un rien insignifiant elle faisait quelque chose
d'important.
Madame de la Roche-Odon écoutait attentivement, mais elle
questionnait fort peu, encore le faisait-elle sans se livrer et sans qu'on
pût conclure de ses paroles quels étaient ses sentiments pour sa fille.
Dans son impatience, madame Prétavoine risqua une attaque qui
pouvait amener madame de la Roche-Odon à se prononcer.
--M. Filsac voulait encore me charger de paroles que, par déférence
pour M. le comte de la Roche-Odon, je n'ai pas cru devoir accepter.
--Ah! dit madame de la Roche-Odon sans montrer la moindre curiosité
à l'égard de ces paroles.
--Il voulait, continua madame Prétavoine, que je fisse valoir auprès de
vous les raisons qui, selon lui, devraient vous amener à provoquer
l'émancipation de mademoiselle Bérengère, qui deviendrait libre ainsi
d'habiter près de qui elle voudrait.
--M. Filsac va un peu loin dans son zèle.
--C'est justement la réponse que je lui ai faite pour moi; car enfin, en ce
qui me touche, je ne pouvais me charger de cette cause à plaider qu'en
prenant parti dans la querelle qui vous divise, vous et M. votre
beau-père, et c'eût été une inconvenance de ma part.
Madame de la Roche-Odon ne répondit pas un mot, et madame

Prétavoine ne tira de cette tentative qu'un doute de plus. Était-ce
seulement parce qu'il lui déplaisait de recommencer des procès, que
madame de la Roche-Odon ne voulait pas émanciper sa fille? Était-ce
au contraire parce qu'elle attendait la mort prochaine du comte de la
Roche-Odon, si bien qu'elle aurait pendant un certain temps
l'administration de la fortune, que sa fille non émancipée, recueillerait
dans cet héritage?
Comme madame Prétavoine, décidée à en rester là pour cette première
visite, s'était levée et allait prendre congé de Madame de la
Roche-Odon, un jeune homme entra dans le salon.
Il pouvait avoir vingt ans environ; il était de haute taille, avec une
grosse tête blonde sur de larges épaules; le visage était imberbe, sans
même un léger duvet; le nez écrasé, l'oeil petit, rond, mais brillant, la
bouche largement fendue, avec des dents blanches et pointues; en tout
un être baroque et qui à première vue était loin d'inspirer la sympathie.
--Mon fils le prince Michel Sobolewski, dit madame de la Roche-Odon.
Puis se tournant vers madame Prétavoine:
--Madame Prétavoine de Condé-le-Châtel, qui veut bien nous apporter
des nouvelles de Bérengère.
Tout d'abord le prince Michel avait regardé cette vieille femme vêtue
de noir, d'un coup d'oeil indifférent qu'on accorde à une domestique ou
à une fournisseuse.
Cette présentation amena un sourire sur ses lèvres pâles.
--Et comment est-elle, la petite soeur?
Ce fut madame de la Roche-Odon qui répondit à cette question en
résumant en quelques mots tout ce que madame Prétavoine venait de
lui dire.
--Ah bah! si jolie que cela. Quel âge a-t-elle donc maintenant?
--Seize ans, répondit madame Prétavoine.
--Seize ans et jolie. Alors j'espère qu'elle traîne toute une troupe de
soupirants derrière elle; mais qu'elle ne fasse pas la bêtise de choisir un
mari. Je lui écrirai. Il ne faut pas qu'elle se marie avant d'avoir vu le
monde. Et nous le lui montrerons, n'est-ce pas, mère? Son mari doit
avoir un grand nom ou une grande situation et être un peu bêta, afin
qu'elle le mène par le bout du nez: je lui trouverai ça.

V

Après avoir déposé sa mère à la porte de madame de la Roche-Odon,
Aurélien, achevant d'user son heure de voiture, s'était fait conduire au
palais Colonna, à l'ambassade de France.
Mais c'est l'ambassadeur qui occupe le palais Colonna; quant aux
bureaux, on les a installés dans des communs, anciennes écuries,
remises ou cuisines, qui ouvrent leur porte borgne sur une ruelle
appelée la via della Pilotta.
Aurélien trouva son ancien camarade M. de Vaunoise dans une salle
basse, enfoncé dans un grand fauteuil, et lisant un numéro du _Sport_,
derrière lequel il disparaissait si bien, qu'on ne voyait de sa personne
que deux pieds posés sur le dossier d'une chaise qui lui servait d'appui.
Il fallut qu'Aurélien fit le tour de cette chaise pour découvrir son ami
derrière le Sport.
--Tiens, Prête-Avoine! s'écria le jeune attaché en lâchant son journal et
en posant brusquement ses pieds par terre, Prête-Avoine à Rome!
C'était ainsi que M. de Vaunoise avait l'habitude de prononcer ce nom
roturier de Prétavoine, et il le faisait avec une désinvolture tout
aristocratique.
Si Aurélien avait été encore à l'Université et s'il n'avait point eu besoin
de lui, il lui aurait répondu comme il lui répondait autrefois:
--Oui,
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