Comte du Pape | Page 9

Hector Malot
mon cher Balour-Eau.
Mais ce n'était pas le moment de blesser celui dont il venait réclamer
les services, et assurément ce nom de Balour-Eau ainsi prononcé n'eût
point resserré les liens de leur camaraderie.
En effet, M. le vicomte de Vaunoise se nommait, de son nom
patronymique Baloureau, et sa noblesse était de trop fraîche date pour
qu'il n'en fût pas fier comme un paon. Jusqu'en 1830 ses pères, qui
étaient ardoisiers dans l'Anjou, n'avaient eu d'autre nom que celui de
Baloureau, et c'était à cette époque que Charles X, ou plus justement M.
de Polignac, voulant récompenser le zèle monarchique et religieux des
Baloureau, en avait fait des comtes de Vaunoise. Tout le monde
connaissait l'origine et la date de ces lettres de noblesse, et personne
n'avait oublié le nom de Baloureau, personne excepté ceux qui le
portaient, bien entendu.
C'était même pour que son petit-fils fût digne de son titre que le vieux
père Baloureau avait voulu en faire un diplomate. Et par un
bienheureux hasard qui ne se rencontre pas souvent, il s'était trouvé que

le jeune héritier des ardoisiers avait quelques-unes des qualités de la
profession qu'on lui imposait; de la finesse, de la politesse, du bon sens,
beaucoup d'entregent, une affabilité qui le faisait tout à tous, de l'esprit,
une extrême curiosité de tout savoir, l'amour de l'intrigue pour le plaisir
de l'intrigue, de la réserve sous une apparence de légèreté; et,
certainement cette réserve lui eût interdit le Prête-Avoine si ce n'avait
été une plaisanterie d'école dont l'habitude était prise depuis longtemps.
--Oui, mon cher Vaunoise, répondit Aurélien, avalant sans grimace le
Prête-Avoine; à Rome depuis ce matin, et ma première visite est pour
toi.
--Bonne idée; je vais te faire faire ta première promenade; comme cela
tu associeras mon souvenir à celui de Rome et tu ne m'oublieras plus.
Nous prendrons une voiture à la place de Venise; viens.
Ils n'eurent pas besoin d'aller jusqu'à la place de Venise; sur la place
des Saints-Apôtres, ils trouvèrent une voiture découverte dans laquelle
ils montèrent.
--Tu es à moi, n'est-ce pas? demanda Vaunoise.
--Certes.
--Alors je te conduis.
Et s'adressant au cocher, il lui dit de les mener à Saint-Pierre, en
passant par le Panthéon.
Puis se tournant vers Aurélien:
--Il y a quatre choses principales, capitales, à voir à Rome, lui dit-il: le
Panthéon, Saint-Pierre avec le Vatican, Saint-Paul et le Colisée avec le
Forum et le Palais des Césars; je vais te les montrer, après tu te
débrouilleras tout seul.
Puis, comme il ne tenait pas essentiellement à faire étalage de son
érudition, qui d'ailleurs était de fraîche date, il changea de sujet:
--Tu es seul à Rome? demanda-t-il.
--Non, je suis avec ma mère.
L'occasion de parler de madame de la Roche-Odon se présentait,
Aurélien la saisit avec empressement.
--Mais ma mère ayant une visite à faire à la vicomtesse de la
Roche-Odon, cela m'a permis de venir te voir.
--Tu la connais, madame de la Roche-Odon?
--Nous sommes liés avec son beau-père le vieux comte de la
Roche-Odon; mais je n'ai jamais vu la vicomtesse.

--Tu la verras ici, et elle vaut la peine qu'on se dérange pour elle, tu
aurais dû accompagner ta mère; qui sait?
--Comment?
--Avec madame de la Roche-Odon tout peut arriver, et c'est
l'improbable qui a le plus de chances.
--Elle a au moins quarante ans.
--On a l'âge qu'on paraît avoir, et quand tu auras vu madame de la
Roche-Odon, tu ne diras pas qu'elle a quarante ans; vingt-cinq,
vingt-huit au plus. Une merveille! Si tu habites Rome pendant un
certain temps, tu entendras discuter plus d'une fois la question de savoir
comment madame de la Roche-Odon est restée belle, et l'on te
racontera les choses les plus invraisemblables.
--Lesquelles?
--Tu sais que nous sommes dans le Corso, si tu regardais un peu autour
de toi au lieu de bavarder. Voilà le palais Doria.
--T'écouter ne m'empêche pas de regarder: tu me disais qu'on racontait
les choses les plus invraisemblables sur madame de la Roche-Odon...
--C'est-à-dire sur les moyens qu'elle emploie pour conserver sa beauté:
les uns prétendent que du commencement de l'année à la fin, elle prend
un bain froid tous les matins; les autres, que ce n'est pas le froid
physique qui la conserve, mais la froideur morale, autrement dit qu'elle
ne s'émeut de rien et ne prend des passions que tout juste ce qu'il en
faut pour se bien porter en donnant de l'activité à la circulation du sang;
enfin mille explications. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui elle
est assez belle pour...
Il s'interrompit.
--Nous voilà au Panthéon, il faut descendre.
Mais Aurélien refusa; puisqu'il logeait à la _Minerve_, il viendrait le
lendemain visiter le Panthéon.
--Et puis, ajouta-t-il dévotement, j'aime mieux que ma première visite
soit pour Saint-Pierre.
--Ça, c'est
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