Comte du Pape | Page 6

Hector Malot

pouvait entrer, en l'arrêtant d'une main et en mettant l'autre sur ses
lèvres.
Ce nouvel arrivant était un jeune homme vêtu avec élégance, portant au
cou une cravate voyante et aux mains des pierreries qui jetaient des
feux; son visage était rasé comme celui d'un prêtre ou d'un comédien,
ses cheveux noirs étaient frisés.
Comme le dialogue qui s'était engagé entre lui et le petit groom, avait
lieu à voix basse et en italien, madame Prétavoine n'entendait pas les
paroles qu'ils échangeaient rapidement, et deux mots seulement
arrivaient jusqu'à elle: «mylord et Ardea.»
Mais lorsque deux Italiens s'expliquent, il n'est pas indispensable bien
souvent d'entendre ce qu'ils disent, pour les comprendre il n'y a qu'à les
regarder, tant leur mimique est expressive.
Et madame Prétavoine ne perdait pas un de leurs mouvements.

--Ma maîtresse est avec «mylord,» disait le groom, vous ne pouvez pas
entrer.
Là-dessus la physionomie du jeune élégant avait exprimé un vif
mécontentement.
--Ardea, avait-il dit en accompagnant ce nom de pays d'autres mots que
madame Prétavoine n'avait pas entendus.
--Revenu à l'improviste, avait répliqué le groom.
--Et va-t-il bientôt s'en aller?
Deux bras grands ouverts, la tête baissée en avant furent une réponse
qui n'avait pas besoin de traduction.
Pendant ce temps mademoiselle Emma était arrivée et apercevant celui
qui se tenait dans la porte entrebâillée, elle avait laissé échapper une
sourde exclamation de mécontentement.
Puis s'avançant vivement:
--Mylord est revenu d'Ardea, dit-elle.
--Reste-t-il?
--Je crois qu'il va repartir; je vous ferai prévenir.
Et moitié par persuasion, moitié par force, elle l'avait repoussé et lui
avait mis la porte sur le nez.
Immédiatement madame Prétavoine avait repris son livre, et s'asseyant
elle s'était plongée dans une lecture si attentive, qu'elle allait jusqu'à
prononcer des lèvres les mots qu'elle lisait.
Bien lui avait pris de se hâter, car Emma, après avoir congédié le
visiteur, s'était retournée, et elle avait aperçu la porte du salon
entre-bâillée.
Alors la pensée s'était présentée à son esprit que la dame qu'elle avait
fait entrer dans ce salon, avait pu entendre ou tout au moins voir ce qui
venait de se passer, et vivement elle était venue s'assurer de la réalité de
ses soupçons.
Mais la dame introduite dans le salon était si profondément absorbée
dans sa pieuse lecture, qu'elle ne leva même pas la tête quand Emma
entra; ce fut seulement quand celle-ci se trouva devant elle qu'elle
l'aperçut.
--Eh bien? demanda-t-elle, reprenant les choses au point où elles
avaient été interrompues.
--Madame la vicomtesse prie madame de vouloir bien l'attendre.
--Vous voyez, c'est ce que je fais, dit madame Prétavoine,

gracieusement.
Et aussitôt elle s'enfonça de nouveau dans son livre.
--Voilà une bigote, se dit Emma, qui ne voit pas plus loin que son nez.
Et comme elle était Parisienne, elle ajouta en riant toute seule:
--... Un nez de province encore; ils sont jolis les indigènes du pays du
comte de la Roche-Odon.
Et le mépris qu'elle professait pour ce vieil avare qui ne voulait pas
mourir, se trouva singulièrement augmenté par le mépris que cette
femme noire lui inspirait. Elle avait de la religion, mademoiselle Emma,
«comme tous les gens comme il faut,» mais elle n'aimait pas les dévots.
Pour madame Prétavoine, restée seule, elle avait de nouveau abandonné
son livre pour réfléchir.
Ce qu'elle venait de voir et d'entendre était assez clair pour qu'un grand
effort d'esprit ne lui fût pas nécessaire.
«Mylord» était l'amant de madame de la Roche-Odon, l'amant en titre,
celui pour lequel on avait des égards et dont sans doute on dépendait à
un titre quelconque et ce titre n'était pas bien difficile à deviner pour
qui connaissait la position embarrassée de la vicomtesse: on n'habite
pas un appartement complet, au premier étage de la via Gregoriana,
avec plusieurs domestiques, sans de grosses dépenses. Qui fournissait à
ces dépenses?--Mylord.
Quant au jeune élégant qu'on renvoyait, c'était un amant subalterne,
avec qui l'on ne se gênait point, et qui malgré son mécontentement
acceptait assez volontiers son rôle.
Comme elle en arrivait à ce point de son raisonnement, elle entendit un
bruit de voix dans le vestibule.
Rapidement elle reprit son livre.
Et presqu'aussitôt la porte s'ouvrit devant la vicomtesse de la
Roche-Odon.

IV
Madame Prétavoine avait souvent entendu parler de la beauté de la
vicomtesse de la Roche-Odon; mais pour elle, c'était chose passée que
cette beauté; car, bien qu'on ne sût pas au juste l'âge de la vicomtesse, il
résultait des incidents de sa vie révélée par ses nombreux procès,
qu'elle devait avoir au moins quarante ans, sinon plus.
Et cependant la femme qui venait d'ouvrir la porte ne paraissait pas

avoir trente ans; pas une ride sur le visage; une démarche souple, légère,
pleine de grâce; une chevelure blonde et fine comme celle d'une jeune
fille de quatorze ans; une bouche rose; un sourire
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