que, pour un homme, cela était
plus élégant qu'une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord Byron meurent
d'une balle et non d'un classique poignard.
Après trois jours de navigation, on se trouva devant les Sanguinaires, et le magnifique
panorama du golfe d'Ajaccio se développa aux yeux de nos voyageurs. C'est avec raison
qu'on le compare à la baie de Naples; et au moment où la goélette entrait dans le port, un
maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la
ressemblance. Pour qu'elle fût complète, il faudrait qu'une armée d'Attila vînt s'abattre sur
les environs de Naples; car tout est mort et désert autour d'Ajaccio. Au lieu de ces
élégantes fabriques qu'on découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu'au cap
Misène, on ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de sombres maquis, et derrière, des
montagnes pelées. Pas une villa, pas une habitation. Seulement, çà et là, sur les hauteurs
autour de la ville, quelques constructions blanches se détachent isolées sur un fond de
verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de famille. Tout, dans ce paysage,
est d'une beauté grave et triste.
L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore l'impression causée par la
solitude de ses alentours. Nul mouvement dans les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit
nombre de figures oisives, et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon quelques
paysannes qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend point parler haut, rire, chanter,
comme dans les villes italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une
douzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer. Ils ne crient pas, ne se
disputent jamais; si le jeu s'anime, on entend alors des coups de pistolet, qui toujours
précèdent la menace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir, quelques
figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les promeneurs du Cours sont presque
tous des étrangers. Les insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets
comme un faucon sur son nid.
IV
Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être procuré par des moyens plus
ou moins catholiques un peu du papier de la tenture, miss Lydia, deux jours après être
débarquée en Corse, se sentit saisir d'une tristesse profonde, comme il doit arriver à tout
étranger qui se trouve dans un pays dont les habitudes insociables semblent le condamner
à un isolement complet. Elle regretta son coup de tête; mais partir sur-le-champ, c'eût été
compromettre sa réputation de voyageuse intrépide; miss Lydia se résigna donc à prendre
patience et à tuer le temps de son mieux. Dans cette généreuse résolution, elle prépara
crayons et couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit le portrait d'un paysan basané, qui
vendait des melons, comme un maraîcher du continent, mais qui avait une barbe blanche
et l'air du plus féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant point à l'amuser, elle
résolut de faire tourner la tête au descendant des caporaux, et la chose n'était pas difficile,
car, loin de se presser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à Ajaccio, bien
qu'il n'y vît personne. D'ailleurs miss Lydia s'était proposé une noble tâche, celle de
civiliser cet ours des montagnes, et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le
ramenaient dans son île. Depuis qu'elle avait pris la peine de l'étudier, elle s'était dit qu'il
serait dommage de laisser ce jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait
glorieux de convertir un Corse.
Les journées pour nos voyageurs se passaient comme il suit: le matin, le colonel et Orso
allaient à la chasse; miss Lydia dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses
lettres d'Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient chargés de gibier; on dînait,
miss Lydia chantait, le colonel s'endormait, et les jeunes gens demeuraient fort tard à
causer.
Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel Nevil à faire une visite au
préfet; celui-ci, qui s'ennuyait fort, ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi
d'apprendre l'arrivée d'un Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie fille; aussi
il l'avait parfaitement reçu et accablé d'offres de services; de plus, fort peu de jours après,
il vint lui rendre sa visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était confortablement
étendu sur le sofa, tout près de s'endormir; sa fille chantait devant un piano délabré; Orso
tournait les feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et les cheveux
blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet; le piano se tut, le colonel se leva, se frotta
les yeux, et présenta le préfet à sa fille:
«Je ne vous présente pas monsieur
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