Colomba | Page 7

Prosper Mérimée
l'importuner.
«Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes les puces de mon lit lui
ressemblaient, je ne me plaindrais pas d'en être mordu!»
Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en effaroucha, car elle
descendit presque aussitôt dans sa chambre. Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès
qu'il eut quitté le tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un
interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à sa maîtresse: la ballata
interrompue par la présence d'Orso avait été composée à l'occasion de la mort du colonel
della Rebbia, père du susdit, assassiné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait pas

qu'Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c'était son expression, et affirmait
qu'avant peu on verrait de la viande fraîche dans le village de Pietranera. Traduction faite
de ce terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait d'assassiner deux ou
trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été
recherchées en justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige attendu
qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfets et gendarmes.
«Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d'un bon fusil
que d'un conseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois
S.[6]«
Ces renseignements intéressants changèrent d'une façon notable les manières et les
dispositions de miss Lydia à l'égard du lieutenant della Rebbia. Dès ce moment il était
devenu un personnage aux yeux de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air
d'insouciance, ce ton de franchise et de bonne humeur, qui d'abord l'avaient prévenue
défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, car c'était la profonde
dissimulation d'une âme énergique, qui ne laisse percer à l'extérieur aucun des sentiments
qu'elle renferme. Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins sous
une apparence de légèreté; et, quoiqu'il soit moins beau de tuer quelques coquins que de
délivrer sa patrie, cependant une belle vengeance est belle; et d'ailleurs les femmes
aiment assez qu'un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss Nevil
remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux, des dents blanches, une taille
élégante, de l'éducation et quelque usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée
suivante, et sa conversation l'intéressa. Il fut longuement questionné sur son pays, et il en
parlait bien. La Corse, qu'il avait quittée fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à
l'école militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs poétiques. Il s'animait en
parlant de ses montagnes, de ses forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme
on peut le penser, le mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses récits, car il
est impossible de parler des Corses sans attaquer ou sans justifier leur passion proverbiale.
Orso surprit un peu miss Nevil en condamnant d'une manière générale les haines
interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il cherchait à les excuser,
et prétendait que la vendette est le duel des pauvres. «Cela est si vrai, disait-il, qu'on ne
s'assassine qu'après un défi en règle. Garde-toi, je me garde, telles sont les paroles
sacramentelles qu'échangent des ennemis avant de se tendre des embuscades l'un à l'autre.
Il y a plus d'assassinats chez nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne
trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai, beaucoup de meurtriers,
mais pas un voleur.»
Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss Lydia le regardait
attentivement, mais sans découvrir sur ses traits la moindre trace d'émotion. Comme elle
avait décidé qu'il avait la force d'âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous les
yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de croire fermement que les mânes
du colonel della Rebbia n'attendraient pas longtemps la satisfaction qu'ils réclamaient.
Déjà la goélette était en vue de la Corse. Le patron nommait les points principaux de la
côte, et, bien qu'ils fussent tous parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque
plaisir à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme. Parfois la

longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque insulaire, vêtu de drap brun, armé d'un
long fusil, monté sur un petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans
chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la mort de son père; mais
Orso assurait que c'était quelque paisible habitant du bourg voisin voyageant pour ses
affaires; qu'il portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode, de même
qu'un dandy ne sort qu'avec une canne élégante. Bien qu'un fusil soit une arme moins
noble et moins poétique qu'un stylet, miss Lydia trouvait
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