Colomba | Page 6

Prosper Mérimée
pâlir son front, -- serein sur un champ de
bataille -- comme un ciel d'été. -- Il était le faucon ami de l'aigle, -- miel des sables pour
ses amis, -- pour ses ennemis la mer en courroux. -- Plus haut que le soleil, -- plus doux
que la lune. -- Lui que les ennemis de la France -- n'atteignirent jamais, -- des assassins
de son pays -- l'ont frappé par-derrière, -- comme Vittolo tua Sampiero Corso[3]. --
Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. -- ... Placez sur la muraille, devant mon lit, --
ma croix d'honneur bien gagnée. -- Rouge en est le ruban, -- Plus rouge ma chemise. -- À
mon fils, mon fils en lointain pays, -- gardez ma croix et ma chemise sanglante. -- Il y
verra deux trous. -- Pour chaque trou, un trou dans une autre chemise. -- Mais la
vengeance sera-t-elle faite alors? -- Il me faut la main qui a tiré -- l'oeil qui a visé, -- le
coeur qui a pensé...»

Le matelot s'arrêta tout à coup.
«Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami?» demanda miss Nevil.
Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui sortait du grand panneau
de la goélette: c'était Orso qui venait jouir du clair de lune.
«Achevez donc votre complainte, dit miss Lydia, elle me faisait grand plaisir.»
Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas:
«Je ne donne le rimbecco à personne.
-- Comment? le...?»
Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.
«Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso s'avançant vers elle.
Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette lune-ci.
-- Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à étudier le corse. Ce matelot, qui chantait
une complainte des plus tragiques, s'est arrêté au plus beau moment.»
Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et tira rudement la pelisse de
miss Nevil. Il était évident que sa complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant
Orso.
«Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata? un vocero[4]?
Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin.
-- Je l'ai oubliée, Ors' Anton'», dit le matelot.
Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la Vierge. Miss Lydia écouta
le cantique avec distraction et ne pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien
toutefois de savoir plus tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre, qui, étant de
Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse
de s'instruire; et s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de coude:
«Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le rimbecco[5]?
-- Le rimbecco! dit Orso; mais c'est faire la plus mortelle injure à un Corse: c'est lui
reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a parlé de rimbecco?
-- C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, que le patron de la
goélette s'est servi de ce mot.
-- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.
-- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de..., oui, je crois que c'était à propos

de Vannina d'Ornano?
-- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer
notre héros, le brave Sampiero?
-- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?
-- Son crime a pour excuse les moeurs sauvages du temps; et puis Sampiero faisait une
guerre à mort aux Génois: quelle confiance auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il
n'avait pas puni celle qui cherchait à traiter avec Gênes?
-- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son mari; Sampiero a bien fait
de lui tordre le cou.
-- Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'est par amour pour lui, qu'elle allait
demander sa grâce aux Génois.
-- Demander sa grâce, c'était l'avilir! s'écria Orso.
-- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce devait être!
-- Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de sa main. Othello,
mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un monstre?
-- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n'avait que de la vanité.
-- Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la vanité de l'amour, et vous
l'excuserez peut-être en faveur du motif?»
Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s'adressant au matelot, lui demanda
quand la goélette arriverait au port.
«Après-demain, dit-il, si le vent continue.
-- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.»
Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques pas sur le tillac. Orso
demeura immobile auprès du gouvernail, ne sachant s'il devait se promener avec elle ou
bien cesser une conversation qui paraissait
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