qui passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en désordre et plus
d'un cheval sans maître... et toujours la diable de musique! Quand la fumée qui
enveloppait le bataillon se dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son
cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière charge. Leurs fusils, crassés
à force de tirer, ne partaient plus, mais les soldats étaient formés sur six rangs, la
baïonnette au nez des chevaux, on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes dragons, je
serrais la botte pour faire avancer mon cheval quand l'officier dont je vous parlais, ôtant
enfin son cigare, me montra de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose
comme: Al capello bianco! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas davantage, car
une balle me traversa la poitrine. -- C'était un beau bataillon, monsieur della Rebbia, le
premier du 18e léger, tous Corses, à ce qu'on me dit depuis.
-- Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils soutinrent la retraite et
rapportèrent leur aigle; mais les deux tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la
plaine de Vittoria.
-- Et par hasard! sauriez-vous le nom de l'officier qui les commandait?
-- C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait colonel pour sa conduite dans
cette triste journée.
-- Votre père! Par ma foi, c'était un brave! J'aurais du plaisir à le revoir, et je le
reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore?
-- Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement.
-- Était-il à Waterloo?
-- Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un champ de bataille... Il est
mort en Corse... il y a deux ans... Mon Dieu! que cette mer est belle! il y a dix ans que je
n'ai vu la Méditerranée. -- Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle que l'Océan,
mademoiselle?
-- Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur.
-- Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle? À ce compte, je crois que la Corse vous
plaira.
-- Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire; c'est pourquoi l'Italie ne lui
a guère plu.
-- Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé quelque temps au collège; mais
je ne puis penser sans admiration au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au
Campo-Santo surtout. Vous vous rappelez la Mort, d'Orcagna... Je crois que je pourrais la
dessiner, tant elle est restée gravée dans ma mémoire.»
Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans une tirade
d'enthousiasme.
«C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un peu mal à la tête, je vais
descendre dans ma chambre.»
Elle baisa son père sur le front, fit un signe de tête majestueux à Orso et disparut. Les
deux hommes causèrent alors chasse et guerre.
Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre, et qu'ils avaient dû échanger
bien des balles. Leur bonne intelligence en redoubla. Tour à tour ils critiquèrent
Napoléon, Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le sanglier et le
mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et la dernière bouteille de bordeaux finie,
le colonel serra de nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en exprimant
l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une façon si ridicule. Ils se séparèrent,
et chacun fut se coucher.
III
La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire voguait doucement au gré d'une
brise légère, miss Lydia n'avait point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un
profane qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer et par un clair de lune tout
être humain éprouve quand il a deux grains de poésie dans le coeur. Lorsqu'elle jugea que
le jeune lieutenant dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il était, elle
se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre et monta sur le pont. Il n'y avait
personne qu'un matelot au gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le
dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de la nuit, cette musique
étrange avait son charme. Malheureusement miss Lydia ne comprenait pas parfaitement
ce que chantait le matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique
excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment, arrivaient quelques
mots de patois dont le sens lui échappait. Elle comprit pourtant qu'il était question d'un
meurtre. Des imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance, l'éloge du
mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint quelques vers; je vais essayer de les
traduire:
«-- Ni les canons, ni les baïonnettes -- n'ont fait
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