colonel mit la main à sa poche, et retournant entre ses doigts une pièce d'or, il
cherchait une phrase pour la glisser poliment dans la main de son ennemi malheureux.
«Et moi aussi, dit-il, d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en demi-solde; mais... avec
votre demi-solde vous n'avez pas de quoi vous acheter du tabac. Tenez, caporal.»
Et il essaya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que le jeune homme appuyait
sur le rebord de la yole.
Le jeune Corse rougit, se redressa, se mordit les lèvres, et paraissait disposé à répondre
avec emportement, quand tout à coup, changeant d'expression, il éclata de rire. Le colonel,
sa pièce à la main, demeurait tout ébahi.
«Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux, permettez-moi de vous donner deux
avis: le premier, c'est de ne jamais offrir de l'argent à un Corse, car il y a de mes
compatriotes assez impolis pour vous le jeter à la tête; le second, c'est de ne pas donner
aux gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez caporal et je suis lieutenant.
Sans doute, la différence n'est pas bien grande, mais...
-- Lieutenant! s'écria sir Thomas, lieutenant! mais le patron m'a dit que vous étiez caporal,
ainsi que votre père et tous les hommes de votre famille.»
À ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit à rire de plus belle et de
si bonne grâce, que le patron et ses deux matelots éclatèrent en choeur.
«Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme; mais le quiproquo est admirable, je ne l'ai
compris qu'à l'instant. En effet, ma famille se glorifie de compter des caporaux parmi ses
ancêtres; mais nos caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers l'an de
grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la tyrannie des seigneurs
montagnards, se choisirent des chefs qu'elles nommèrent caporaux. Dans notre île, nous
tenons à l'honneur de descendre de ces espèces de tribuns.
-- Pardon, monsieur! s'écria le colonel, mille fois pardon. Puisque vous comprenez la
cause de ma méprise, j'espère que vous voudrez bien l'excuser.»
Et il lui tendit la main.
«C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le jeune homme riant toujours et
serrant cordialement la main de l'Anglais; je ne vous en veux pas le moins du monde.
Puisque mon ami Matei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi- même:
je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde, et, si, comme je le présume en
voyant ces deux beaux chiens, vous venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de
vous faire les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je ne les ai pas
oubliés», ajouta-t-il en soupirant.
En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la main à miss Lydia, puis
aida le colonel à se guinder sur le pont. Là, sir Thomas, toujours fort penaud de sa
méprise, et ne sachant comment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de
l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à souper en lui renouvelant ses
excuses et ses poignées de main. Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après
tout, elle n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal; son hôte ne lui avait pas
déplu, elle commençait même à lui trouver un certain je ne sais quoi aristocratique;
seulement il avait l'air trop franc et trop gai pour un héros de roman.
«Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la manière anglaise, un verre de
vin de Madère à la main, j'ai vu en Espagne beaucoup de vos compatriotes: c'était de la
fameuse infanterie en tirailleurs.
-- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant d'un air sérieux.
-- Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la bataille de Vittoria, poursuivit
le colonel. Il doit m'en souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine. Toute la journée ils
avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière les haies, et nous avaient tué je ne sais
combien d'hommes et de chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à filer
grand train. En plaine, nous espérions prendre notre revanche, mais mes drôles... excusez,
lieutenant, -- ces braves gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen de
les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y avait un officier monté sur un
petit cheval noir; il se tenait à côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café.
Parfois, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des fanfares... Je lance sur
eux mes deux premiers escadrons... Bah! au lieu de mordre sur le front du carré, voilà
mes dragons
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