Colomba | Page 3

Prosper Mérimée
conclurent que c'était quelque pauvre diable que le patron voulait
emmener par charité. S'il se fût agi d'un officier, on eût été obligé de lui parler, de vivre
avec lui; mais, avec un caporal, il n'y a pas à se gêner, et c'est un être sans conséquence,
lorsque son escouade n'est pas là, baïonnette au bout du fusil, pour vous mener où vous
n'avez pas envie d'aller.
«Votre parent a-t-il le mal de mer? demanda miss Nevil d'un ton sec.
-- Jamais, mademoiselle; le coeur ferme comme un roc, sur mer comme sur terre.
-- Eh bien, vous pouvez l'emmener, dit-elle.
-- Vous pouvez l'emmener», répéta le colonel, et ils continuèrent leur promenade.
Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher pour monter à bord de la
goélette. Sur le port, près de la yole du capitaine, ils trouvèrent un grand jeune homme
vêtu d'une redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les yeux noirs,
vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. À la manière dont il effaçait les épaules, à sa
petite moustache frisée, on reconnaissait facilement un militaire; car, à cette époque, les
moustaches ne couraient pas les rues, et la garde nationale n'avait pas encore introduit
dans toutes les familles la tenue avec les habitudes de corps de garde.
Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le remercia sans embarras et en
bons termes du service qu'il lui rendait.

«Charmé de vous être utile, mon garçon», dit le colonel en lui faisant un signe de tête
amical.
Et il entra dans la yole.
«Il est sans gêne, votre Anglais», dit tout bas en italien le jeune homme au patron.
Celui-ci plaça son index sous son oeil gauche et abaissa les deux coins de la bouche. Pour
qui comprend le langage des signes, cela voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et
que c'était un homme bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, toucha son front en
réponse au signe de Matei, comme pour lui dire que tous les Anglais avaient quelque
chose de travers dans la tête, puis il s'assit auprès du patron, et considéra avec beaucoup
d'attention, mais sans impertinence, sa jolie compagne de voyage.
«Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa fille en anglais; aussi en
fait-on facilement des officiers.»
Puis, s'adressant en français au jeune homme:
«Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi?»
Celui-ci donna un léger coup de coude au père du filleul de son petit-cousin, et,
comprimant un sourire ironique, répondit qu'il avait été dans les chasseurs à pied de la
garde, et que présentement il sortait du 7e léger.
«Est-ce que vous avez été à Waterloo? Vous êtes bien jeune.
-- Pardon, mon colonel; c'est ma seule campagne.
-- Elle compte double», dit le colonel. Le jeune Corse se mordit les lèvres.
«Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses aiment beaucoup leur
Bonaparte?»
Avant que le colonel eût traduit la question en français, le jeune homme répondit en assez
bon anglais, quoique avec un accent prononcé:
«Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays. Nous autres,
compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être moins que les Français. Quant à moi,
bien que ma famille ait été autrefois l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire.
-- Vous parlez anglais! s'écria le colonel.
-- Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir.»
Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé, miss Lydia ne put s'empêcher de rire en
pensant à une inimitié personnelle entre un caporal et un empereur. Ce lui fut comme un
avant goût des singularités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur son journal.

«Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre? demanda le colonel.
-- Non, mon colonel, j'ai appris l'anglais en France, tout jeune, d'un prisonnier de votre
nation.»
Puis, s'adressant à miss Nevil:
«Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute le pur toscan,
mademoiselle; vous serez un peu embarrassée, je le crains, pour comprendre notre patois.
-- Ma fille entend tous les patois italiens, répondit le colonel; elle a le don des langues. Ce
n'est pas comme moi.
-- Mademoiselle comprendrait-elle, par exemple, ces vers d'une de nos chansons corses?
C'est un berger qui dit à une bergère:
«S'entrassi 'ndru Paradisu santu, santu, E nun truvassi a tia, mi n'esciria.»[2]
Miss Lydia comprit, et trouvant la citation audacieuse et plus encore le regard qui
l'accompagnait, elle répondit en rougissant: «Capisco.»
«Et vous retournez dans votre pays en semestre? demanda le colonel.
-- Non, mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde probablement parce que j'ai été à
Waterloo et que je suis compatriote de Napoléon. Je retourne chez moi, léger d'espoir,
léger d'argent, comme dit la chanson.»
Et il soupira en regardant le ciel.
Le
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