lingère de la rue Vivienne.
--Son portrait est-il terminé?
--Pas encore. Elle doit venir ce soir, après son travail, pour me donner
une séance.
--Heureux coquin! ce n'est pas à un bel homme comme moi qu'une
pareille chance arrivera jamais. Ainsi, tu n'as pas besoin de courir les
rues à la recherche de l'amour. Tu as du pain sur la planche.
--Que veux-tu dire?
--Parbleu! il est bien clair que les petites filles ne viennent pas à dix
heures du soir dans ton atelier pour entendre les histoires de la Morale
en action.
--Mon cher Buridan, tu es beau, tu es bien fait, tu as de l'esprit, tu as de
l'argent, mais tu n'as pas le sens commun. Apprends que je suis trop
heureux d'avoir trouvé cette petite fleur des champs, cette rose sauvage,
poussée entre deux pavés de Paris, pour la souiller même d'un désir.
Premièrement, s'il me plaisait de lui dire que je l'aime, je doute que la
confidence fût bien reçue; secondement, je ne le ferai pas par égard
pour moi-même. L'idéal est trop rare et trop beau pour que je me hâte
de le transformer en une vulgaire et prosaïque réalité.
--Salut, dit Buridan, à l'amant de l'idéal, à l'esclave des belles, au
vertueux Amadis. Claude, tu n'es pas de ce temps. Songe donc, mon
cher ami, que nous sommes en plein Paris, en plein dix-neuvième siècle,
en pleine civilisation. Songe que nous avons un roi, une charte, deux
Chambres, des électeurs, des usines, des chemins de fer et des bureaux
de tabac. Songe qu'il faut vivre comme tout le monde, et sors de ton
rêve sublime et ridicule. Cette petite est jolie, elle paraît bonne enfant.
Tu n'as pas le temps de prendre femme et d'interrompre tes travaux
pour donner la becquée à toute une marmaille. L'Institut et la postérité
te réclament. Cependant, il ne faut pas vivre seul; cela est immoral. Va
donc, et puisque le hasard t'offre une proie facile et qui n'est pas à
dédaigner, par amour pour toi-même, pour ta patrie et pour la gloire,
fais-en ta Fornarina. Tu hausses les épaules, tu fais le vertueux!
Honnête et splendide idiot! Si tu ne la prends pas, quelqu'autre la
prendra. Un de ces soirs, un cocher robuste et largement abreuvé de vin
d'Argenteuil lui offrira son coeur et sera accepté, et tu resteras sur la
rive, dans la pose ridicule d'Hercule à qui Nessus enlève Déjanire.
--Tu me fais regretter, dit Claude, la commission dont elle m'a chargée.
--Quelle commission?
--Tu es prié d'assister à la dissection d'une oie aux marrons, dimanche
prochain, chez sa tante, la fruitière de Passy. On dansera.
--Quoi! vraiment, la bonne femme m'invite.
--Et moi aussi, par dessus le marché.
--Décidément, cette petite a du discernement. Eh bien! va pour l'oie aux
marrons; cela m'amusera.»
Le dimanche suivant, grâce au zèle de Juliette, qui venait poser tous les
soirs dans l'atelier de Claude, le portrait était terminé. Le peintre,
accompagné de Buridan, l'apporta à la fruitière en grande cérémonie.
Celle-ci, pour n'être pas dérangée dans un si grand jour, avait dès le
matin fermé sa boutique. Elle attendait ses invités dans sa chambre à
coucher, dont elle avait fait à cette occasion une salle à manger. Un
bonnet blanc à larges plis ornait sa bonne et rougeaude figure. Autour
d'elle, et dans une attitude recueillie, les yeux fixés sur l'oie aux
marrons qui rôtissait devant le feu, se tenaient huit personnes pleines de
calme et de dignité. C'était, par ordre d'importance, le boulanger, M.
Paturot, avec sa femme et sa fille, Mlle Cécile Paturot, et le marchand
de vin, M. Ventéjols, avec sa femme, ses deux fils, âgés, l'un de huit
ans, l'autre de dix ans, et sa fille, Mlle Caroline Ventéjols, âgée de
quatorze ans.
Quand les deux amis entrèrent, il y eut un grand mouvement dans
l'honorable société qui regardait rôtir l'oie. Ce fut quelque chose de
semblable à ce que les sténographes de la défunte Assemblée nationale
exprimaient par le mot: sensation. La bonne fruitière ayant prévenu ses
amis qu'elle devait recevoir deux messieurs qui dînaient chez les
ministres et qui portaient des gants les jours de fête, on s'attendait à des
merveilles.
L'attente générale fut un peu déçue. Claude entra, donna la main à la
fruitière et à Juliette, leur montra le portrait qui était fort ressemblant,
salua tout le monde et s'assit. Il fut trouvé fier, et, si l'on n'avait été plus
pressé de dîner que de médire, il n'aurait pas été épargné.
Buridan, qui ne doutait de rien, fit une entrée magnifique. Il se jeta dans
les bras de la fruitière et de Juliette, ce qui séduisit du premier coup les
deux dames et ne plut guère à Claude. Puis il serra cordialement la
main de tous les assistants, et tira par mégarde

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.