de poursuivre un
malheureux.»
Claude était éloquent; il était savant comme un peintre de ce seizième
siècle, où Michel-Ange et Raphaël connaissaient et pratiquaient à la
fois tous les arts. Tout le monde sait la puissance de la solitude. Le
peintre, plein de force et de génie, avait vécu comme les solitaires de la
Thébaïde; ses passions, longtemps contenues, n'en étaient que plus
fortes. Il aimait Juliette avec la violence d'un homme qui aime pour la
première fois, et qui n'attache de prix qu'à l'amour.
Elle se sentait troublée devant lui sans savoir pourquoi. Il affectait de
lui parler peinture; mais ses yeux ardents, fixés sur elle, l'instruisaient
assez de ce qu'il ne voulait pas avouer. Il était heureux d'aimer; mais le
sentiment de son irrémédiable laideur glaçait la parole sur ses lèvres.
Le triste nom de Quasimodo lui revenait sans cesse à l'esprit. La laideur
n'est-elle pas, comme la vieillesse, l'antipode de l'amour?
Après une heure de travail, la belle Juliette voulut retourner à Passy.
Claude l'accompagna, et la conduisit à travers le bois de Boulogne. La
matinée était belle; les arbres étaient couverts de feuilles; le ciel était
pur, et les oiseaux chantaient sur la cime des chênes. Claude se sentait
rempli d'une joie délicieuse. Il courait légèrement dans les allées,
entraînant sa compagne, qui était aussi gaie que lui-même. Il jouissait
du bonheur de faire goûter le premier à cette âme naïve le fruit de
l'arbre de la science. Il lui expliquait tout ce qu'il voyait; il lui parlait
botanique, religion, philosophie, histoire même, proportionnant son
langage à la faiblesse de cette intelligence encore peu exercée. Il lui
enseignait les lois et les moeurs des animaux, des végétaux et leurs
amours; il parlait des pays lointains, de l'Italie, qu'il avait vue; de
l'Orient, qu'il voulait voir et qu'il devinait déjà. La jeune fille écoutait
ses discours avec une admiration profonde; elle comprenait tout, et elle
questionnait toujours. Au sortir du bois, Claude voulut se retirer.
«Pourquoi ne venez-vous pas avec moi? dit-elle.
--Votre tante ne me connaît pas.
--Elle vous connaît parfaitement. Croyez-vous que je n'aie point parlé
de vous le premier jour, et du service que vous m'avez rendu? Suis-je si
ingrate? Ma tante sera ravie de vous voir. Elle sait la surprise que vous
lui ménagez, et serait offensée si vous refusiez de venir chez elle.
--Par le Dieu vivant! pensa le peintre, je suis en veine aujourd'hui. Une
journée tout entière avec elle! Aurais-je osé l'espérer?»
Là-dessus, sans faire la moindre objection, il suivit la jeune fille et
entra chez la fruitière.
C'était une grosse femme gaie, rouge de teint, active, bavarde, prompte
à faire connaissance, et regardant comme ses amis tous ceux qu'elle
connaissait. Elle était riche, et quarante mille francs placés en rentes sur
l'État, joints aux profits de son petit commerce, ajoutaient à son
bonheur. Elle avait une tendresse aveugle pour sa nièce, qu'elle
regardait comme le miroir de la sagesse et comme un puits d'érudition.
A peine eut-elle vu le peintre, qu'elle lui donna la main, le fit asseoir, le
fit manger, le fit parler, et lui vanta sa nièce, de sorte qu'au bout de trois
quarts d'heure, Claude croyait avoir vécu toute sa vie dans la maison et
prenait goût à la fruiterie.
Le dimanche suivant était le jour de la fête de la bonne femme, et il fut
convenu que Claude se hâterait de terminer le fameux portrait, et que la
fruitière donnerait ce jour-là un grand dîner, suivi d'un bal de voisins.
Claude partit. A peine était-il sur le seuil que Juliette le rappela. Il
accourut, léger comme un chevreuil.
«A propos, dit-elle, puisque ma tante donne un grand dîner dimanche,
ne voulez-vous pas amener quelqu'un de vos amis?
--Je n'ai guère d'amis, dit Claude.
--Et ce monsieur qui vous a servi de témoin, et qui m'appelait la divine
Pasithéa, comment le nommez-vous?
--Buridan.
--Il est bien mal élevé, mais il nous fera rire. N'est-ce pas, tante, tu veux
bien que M. Claude l'invite?
--Si je le veux! dit la fruitière. Tu n'as qu'à parler, ma petite, et tout ce
que tu demanderas te sera servi sur-le-champ.
--Je l'amènerai, dit Claude. Et vous, Juliette, ne m'accorderez-vous rien
en échange?
--Que voulez-vous que je vous donne?
--Cette rose que vous tenez.
--La voici.»
Claude rentra chez lui, plein d'amour et d'illusions. Il aimait, et paraît
son idole de toutes les vertus. Juliette s'endormit eu rêvant que Buridan
l'embrassait.
III
Grandes réjouissances. L'oie aux marrons et la famille Ventéjols.
Ressemblance de M. Paturot et de Napoléon. Geneviève de Brabant et
la phrénologie. Pensées diverses. Conclusion.
Le lendemain, Buridan vint dans l'atelier de son ami.
«Eh bien! dit-il, comment va ton coup de sabre, chevalier de la
Triste-Figure?
--Parfaitement. J'en serai quitte pour une cicatrice.
--Qu'est devenue la petite Pasithéa?
--Une estimable

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