Claude et Juliette | Page 9

Alfred Assollant
les oreilles d'Athanase
Ventéjols, l'aîné des fils du marchand de vin.

Cela fait, on se mit à table. Je passe sous silence, le cliquetis des
fourchettes et le bruit des verres.
«Vous avez une bonne figure, dit tout à coup Buridan au marchand de
vin en tournant la salade; car, excepté celui de son métier, il avait toutes
sortes de talents. A table, vous avez l'air de Napoléon. L'auriez-vous
connu, par hasard?
--Moi, monsieur, point du tout, dit Ventéjols; mais ma mère a connu un
hussard de la vieille garde, qui le voyait fréquemment.
--C'est une chose surprenante que ces rencontres, continua Buridan; il
avait une redingote grise.
--Mais la mienne est noire.
--Qu'importe? C'est toujours une redingote. Il avait des bottes à
l'écuyère.
--Je n'ai que des souliers, dit Ventéjols.
--Eh bien, quelle différence y voyez-vous? Qu'est-ce qu'un soulier! c'est
une botte à qui l'on a coupé la tête.
--C'est pourtant vrai, dit le marchand de vin.
--Je parie, dit Buridan, que votre femme s'appelle Joséphine.
--Et vous gagnerez votre pari, monsieur, elle s'appelle
Joséphine-Eudoxie-Césarine. Hein! Césarine, quel honneur pour toi de
t'appeler Joséphine, comme la femme de l'empereur des Français, roi
d'Italie.
--Il y a pourtant une différence, ajouta le peintre.
--Laquelle? demanda le marchand de vin inquiet.
--Il avait un chapeau à cornes.»

Cette conclusion admirable enleva l'assemblée. Buridan devint le roi du
festin. Il chanta, il fit des calembours, il imita le glou-glou des
bouteilles, le chant du coq, celui du canard la veille des jours de pluie,
celui de la poule amoureuse. Tous les yeux étaient fixés sur lui, et,
excepté Claude, tout le monde l'admirait.
«Je ne m'étonne pas, dit M. Paturot à sa femme, que ce gaillard dîne
souvent chez les ministres. Si j'étais M. Guizot, il ne dînerait que chez
moi.
--Papa, dit Cécile Paturot, prie M. Buridan de nous chanter quelque
chose.»
D'un geste, Buridan commanda le silence.
«Surtout, lui dit Claude, fais attention que tu chantes devant des dames.
--C'est bien, austère Caton,» répliqua Buridan.
La recommandation de Claude fut fort mal reçue. On l'attribua à la
jalousie, et les dames regardèrent le peintre de travers.
«Maman, dit Caroline Ventéjols, qu'est-ce que c'est qu'un austère
Caton?
--Tu le vois bien, répondit aigrement la mère, c'est un homme très laid
qui est jaloux, qui ne s'amuse pas et qui ne veut pas qu'on s'amuse.»
Un regard sévère du père rétablit le calme dans la famille Ventéjols.
Claude entendit ce dialogue et sourit. Malheureusement, il regarda
Juliette qui était sa voisine à table, et qui l'écoutait avec distraction. Il
remarqua qu'elle n'avait d'attention que pour les discours de Buridan, et
il se sentit le coeur serré d'une tristesse mortelle. Il se résignait à n'être
pas aimé; mais la voir aimer un autre que lui, c'était une douleur trop
forte pour Claude. Hélas! pensait-il, j'aurai le nom et le sort du pauvre
Quasimodo. Pendant ces réflexions, Buridan chantait:
Entendez tous, honorable assistance, La vertu reconnue et patience De

Geneviève de Brabant. Étant comtesse De grand'noblesse, Née en
Brabant Était assurément.
Après cette célèbre complainte, qui est l'Iliade du Messager boiteux et
de _l'Almanach de Liége_, Buridan, content d'avoir égorgé le traître
Golo, céda la parole à M. Paturot. Chacun chanta à son tour, et Claude
lui-même, avec plus de chaleur et de verve que personne. Le dîner finit
gaiement par une séance de phrénologie, où Buridan fit admirer la
variété de ses connaissances. M. Paturot, jaloux de voir son compère
Ventéjols comparé à Napoléon, se soumit le premier à l'examen du
savant.
«Monsieur, dit le peintre en palpant le boulanger avec gravité, votre
tête présente les plus singuliers phénomènes que la science ait eu
depuis longtemps occasion d'observer. Le front est d'un boulanger
ordinaire, mais l'occiput annonce une intelligence sans bornes, et le
sinciput, une fermeté rare. Ce que vous avez décidé, vous le voulez
fermement, n'est-ce pas?
--Oh! monsieur, dit Paturot se redressant avec orgueil, je suis comme
un marbre. Si ma femme me résistait, je lui casserais les reins! Si ma
fille me désobéissait, je la jetterais par la fenêtre. C'est mon caractère.»
Tout le monde se mit à rire, et Mme Paturot voulut réclamer; mais
Buridan fit signe de se taire. L'assemblée était tout oreilles.
«Monsieur, continua Buridan, je vous en félicite. C'est cette rare et
héroïque fermeté qui fait les grands hommes. Au besoin, vous seriez
Brutus.
--Qu'est-ce que Brutus? demanda Cécile.
--Parbleu! dit sa mère, tu le vois bien, c'est une brute, un imbécile
comme ton père, qui ne voit pas que monsieur se moque de lui.
--Silence, ma femme! dit Paturot d'une voix menaçante.
--Oh! cria la dame d'une voix acariâtre, tes gros yeux ne me font pas

peur. Depuis vingt ans que nous sommes mariés, je te connais bien. Tu
es toujours le même: Constant-Fidèle Paturot, qui...
--Vous êtes intrépide,
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