Claude et Juliette | Page 3

Alfred Assollant
sa pension et qui ne connaissait rien de plus beau
que l'épaulette, me fit élever comme un savant. Il rêvait de me voir
prendre des villes et succéder à Vauban?

--Qu'est-ce que M. Vauban? demanda-t-elle naïvement.
--C'est un caporal qui s'ennuya de tuer les hommes et qui voulut
enseigner l'art de les nourrir. On le mit en demi-solde.
--Et votre père voulait que vous fussiez caporal?
--Caporal.... ou général, c'est tout un. Malheureusement, j'avais
quelques dispositions pour le dessin. Un grand peintre me prit en
affection, et m'apprit à aimer l'art et l'éternelle beauté. Je laissai la
géométrie à ceux qui en vivent, et je me fis peintre.
--En bâtiments?
--Non; peintre de paysages.
--De paysages? Qu'est-ce que cela? Excusez mon ignorance, monsieur,
j'en suis toute honteuse; mais je n'ai jamais appris qu'à lire, à écrire, à
faire les comptes de ma tante et à coudre des chemises.
--Vous savez coudre, dit Claude avec enthousiasme, et vous parlez de
votre ignorance! Allez, vous êtes trop modeste! Combien de
demoiselles, élevées à grand frais loin des yeux de leurs mères,
devraient aller à votre école! Pieuse et sainte ignorance! Plût à Dieu
que toutes les filles de France fussent aussi ignorantes que vous, elles
trouveraient plus aisément des maris.
--Je vous crois, monsieur, sans savoir pourquoi; mais vous ne répondez
pas à ma question. Qu'est-ce qu'un peintre de paysages?
--Pas grand'chose, ma chère enfant. C'est un pauvre homme qui ne sait
ni semer le blé, ni le moissonner, ni le moudre, ni le faire cuire, ni bâtir
une maison, ni raboter des planches, ni tracer un chemin, ni ferrer un
cheval, ni forger, ni faire aucun métier qui serve à qui que ce soit.
--C'est donc un fainéant?
--Point du tout. C'est un des êtres les plus occupés de la création. Ce
que Dieu a fait, il l'imite, et, quand il a fait assez fidèlement le portrait

d'un pré, d'une étable et de deux cochons, on dit qu'il a du génie. C'est
un Poussin, un Claude Lorrain, un Ruysdaël.
--Pardonnez-moi, monsieur, de vous interrompre sans cesse. Vous
disiez donc que vous vous étiez fait peintre de paysages?
--Oui, et j'eus le malheur de réussir. Mon père mourut peu de temps
après, désespéré de voir que je renonçais pour toujours aux demi-lunes
et aux contrescarpes, et aux épaulettes qui en sont la suite naturelle.
Depuis sa mort, je vis seul. Le grand peintre dont j'étais l'élève est mort
lui-même, et je n'ai point d'amis parmi mes camarades.
--Pourquoi, monsieur? Vous paraissez si bon et si obligeant!
--Que sais-je? Dans les arts, on n'aime pas celui qui réussit. On le
trouve orgueilleux; il veut se distinguer de la foule. C'est d'un mauvais
exemple. Je souffre d'ailleurs d'une infirmité.
--Vous êtes malade?
--Oui, d'une maladie morale; la plus cruelle de toutes. Regardez-moi.
Ne remarquez-vous rien?
--Non.
--Quoi! ma laideur effroyable ne vous étonne pas?
--Pourquoi m'étonnerait-elle? Tous les hommes me semblent laids. Je
ne suis pas assez habile pour juger du plus ou du moins.
--Eh bien, elle étonne tellement mes camarades, qui se disent mes amis,
qu'ils m'ont surnommé Quasimodo.
--Quasimodo! quel est ce nom-là?
--C'est celui d'un sonneur de cloches, bossu, boiteux et borgne, qui
devint amoureux d'une duchesse, et qui se pendit par amour pour elle.
--Y a-t-il longtemps?

--Au temps de Napoléon.
--N'était-ce pas un dimanche?
--Précisément.
--Et n'est-ce pas depuis ce temps que le dimanche d'après Pâques a pris
son nom?
--Comme vous dites. Vous ne lisez donc pas de romans?
--Jamais. Ma tante me l'a défendu.
--Quel âge avez-vous?
--Dix-sept ans.
--Et comment vous appelez-vous?
--Juliette.
--Juliette! Juliette! que ce beau nom est doux!»
Les deux promeneurs approchaient de Passy. Claude était ravi de
l'extraordinaire naïveté de la jeune fille. La naïveté n'est pas le défaut
des Parisiennes ni peut-être des femmes de France, à quelque degré de
l'échelle qu'on les prenne. Il offrit à Juliette de faire son portrait
secrètement, et de l'offrir à la vieille tante le jour de sa fête; il prit
l'intérêt le plus vif au récit de tous les petits chagrins de la jeune fille, et
des persécutions de ses camarades, qui se moquaient de sa simplicité;
enfin, il obtint la promesse qu'elle viendrait le voir dans son atelier le
dimanche suivant, et qu'il pourrait commencer son portrait ce jour-là.
Il était temps, car ils arrivaient à la porte de la fruitière. Claude, le
coeur pénétré d'une joie inconnue, offrit d'attendre la jeune fille; mais
elle le remercia de son offre obligeante.
«Demain matin, dit-elle, je retournerai à Paris en omnibus.»

Claude partit comme un trait et courut jusqu'au matin dans les bois de
Saint-Cloud et de Ville-d'Avray. Il criait, il chantait, il bondissait, il se
livrait à toutes les folies que connaissent les jeunes gens qui ont le
bonheur d'aimer.
«Dieux immortels! s'écriait-il, je ne suis
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