ce qu'il aurait dû faire.»
Il boutonna son paletot, hâta le pas, et joignit bientôt le couple qu'il
suivait. Au même instant, le gros homme terminait son discours par
cette péroraison décisive:
«Une chaumière et mon coeur, mademoiselle. La chaumière vaut un
million.»
Tout en parlant, il prenait la jeune fille par le bras et cherchait à
l'entraîner. Celle-ci poussa un cri de frayeur. Tout à coup, le gros
homme, saisi à son tour par deux mains vigoureuses, tourna
brusquement sur lui-même, et se trouva face à face avec le peintre.
«Qui êtes-vous? que me voulez-vous? s'écria-t-il.
--Je suis le cousin de mademoiselle, répondit le peintre d'un ton ferme,
et je vous prie de chercher fortune ailleurs.
--Le cousin! ah! ah! la plaisanterie est bonne. Vous êtes bien jeune pour
un cousin, monsieur le défenseur des belles.
--Cousin ou non, dit le peintre, je vous défends de la suivre.
--Et de quel droit, mon brave?
--Du droit du plus fort.»
A ce mot, le gros homme leva sa canne sur son adversaire: celui-ci
l'arracha de ses mains et la jeta au loin.
«Monsieur, s'écria le gros homme, vous me payerez cher cette injure.
Donnez-moi votre adresse.
--Volontiers je m'appelle Jean Claude, et je demeure place du Panthéon,
5.
--Eh bien, Jean Claude, demain je vous enverrai mes témoins.
--C'est bon, brave homme. Je te conseille de tenir mieux ton épée que ta
canne.»
Le gros homme s'éloigna en grommelant, et Jean Claude, sans
s'inquiéter de ses menaces, se retourna vers sa protégée pour la
rassurer.
C'était la plus rare et la plus naïve beauté qu'on pût voir; à quoi puis-je
la comparer? Il y a des figures plus délicates, des nez mieux dessinés,
des bouches plus fines. On aurait peine à trouver une physionomie plus
douce et plus attrayante. Ce n'était pourtant qu'une lingère.
«Qu'elle est belle! pensa le peintre. Dieux immortels! je vous remercie
de m'avoir préservé du suicide!... mais quelle idée singulière de courir
seule, la nuit, dans les Champs-Élysées!»
Claude fut bientôt interrompu dans ses réflexions.
«Monsieur, lui dit la jeune fille avec une grâce charmante, je vous
remercie de m'avoir protégée contre ce méchant homme, et je vous prie
de me pardonner la fâcheuse querelle où vous vous êtes engagé à cause
de moi.
--Ne parlons pas de cette querelle, répondit-il avec émotion. Je voudrais,
mademoiselle, vous donner ma vie tout entière.»
Elle fit un mouvement d'inquiétude. Il s'en aperçut.
«Pardonnez-moi ma hardiesse, dit-il tristement. Je mourrais de douleur
si j'avais pu vous offenser, et je vois que vous vous défiez de moi. Que
faut-il que je fasse pour vous rassurer?»
Elle garda le silence.
«Je vous entends, mademoiselle. Vous voulez que je vous quitte.
J'obéis. Peut-être avez-vous un frère ou un père que vous craignez
d'inquiéter? Hélas! regardez-moi: qui pourrait prendre ombrage d'une si
effroyable laideur? Quelle femme n'est pas en sûreté près de moi?
Souffrez que je vous accompagne, ou tout au moins que je vous suive.
Tout à l'heure, vous avez pu voir à quel danger vous étiez exposée.
--Monsieur, dit-elle en souriant, je ne puis accepter votre offre
généreuse. Il y a loin d'ici à Passy.
--Quoi! vous allez seule à Passy, et vous ne craignez pas les rôdeurs de
barrières?
--Hélas! monsieur, je crains tout; mais que puis-je faire? Je suis
ouvrière, seule à Paris depuis trois semaines, et je travaille dans un
magasin de lingerie. Je n'ai d'autre famille qu'une tante qui est fruitière
à Passy, et qui m'a élevée. Ce soir, elle m'écrit qu'elle est malade, et
qu'elle me prie d'aller la voir. Si j'y manquais, elle croirait que je la
néglige et que je l'aime moins, elle qui a pour moi toute la tendresse
d'une mère. On n'a voulu me laisser sortir qu'après dix heures et la
fermeture du magasin.
--Voilà, pensa Claude, une histoire bien naturelle. Ai-je affaire à une
Agnès ou à une femme trop habile? Mais quel intérêt peut-elle avoir à
me tromper?--Mademoiselle, dit-il tout haut, la nuit est belle, le clair de
lune est magnifique. Peu importe que j'aille à Passy ou à Saint-Mandé.
Permettez-moi de vous accompagner; la route n'est pas sûre. Ayez
confiance en moi. Je vous jure qu'au premier signe je serai prêt à vous
quitter.»
La jeune fille hésita quelque temps et prit le bras de son compagnon.
C'est une chose singulière que l'imagination. Claude avait vivement
désiré que son offre fût acceptée, et tout à coup il se repentit de l'avoir
faite.
«Ce ne sont pas mes paroles qui la rassurent, pensa-t-il, c'est ma
difformité.»
Cette idée troubla sa joie, et il garda quelque temps le silence.
«Monsieur, lui dit la jeune fille, pourquoi êtes-vous triste? Avez-vous
perdu quelqu'un de vos parents ou de vos amis?
--J'ai tout perdu, dit Claude en soupirant. Mon père, vieux capitaine en
retraite, qui vivait de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.