paysans effarés se taisaient; et le buste aux moustaches
pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et
bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.
Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur.
Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin
debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que
faire? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette
victoire de l'opinion?
Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa
ceinture rouge, la crosse de son revolver.
Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors il tira son
arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l'ancien monarque.
La balle creusa dans le front un petit, trou noir, pareil à une tache,
presque rien. L'effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui
fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s'arrêter, il lâcha les
trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche, mais
les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient intacts.
Alors exaspéré, le docteur renversa la chaise d'un coup de poing et,
appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de
triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant:
«Périssent ainsi tous les traîtres.»
Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les
spectateurs semblaient stupides d'étonnement, le commandant cria aux
hommes de la milice: «Vous pouvez maintenant regagner vos foyers.»
Et il se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s'il eût
fui.
Sa bonne, dès qu'il parut, lui dit que des malades l'attendaient depuis
plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C'étaient les deux
paysans aux varices, revenus dès l'aube, obstinés et patients.
Et le vieux aussitôt reprit son explication: «Ça a commencé par des
fourmis qui me couraient censément le long des jambes...»
* * * * *
LE LOUP
[Illustration de MERWART]
Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
jamais.
Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux
récits sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs
mimaient les attaques et les combats d'hommes contre les bêtes,
levaient les bras, contaient d'une voix tonnante.
M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il la
disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
pour faire image.
--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
non plus et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d'un
homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai
comment.
Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon trisaïeul,
et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, notre château de
Lorraine, en pleine forêt.
François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, sans
arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas autre
chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les brûlait,
les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien autre.
Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son
lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux
autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque grosse
bête.
On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
jour trouve profit à cet arrangement.
Je reviens à mes ancêtres.
Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
Et lorsqu'ils se mettaient en

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