Claire de Lune | Page 8

Guy de Maupassant
selle tous deux pour partir en chasse, ce
devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
leurs grands chevaux.
Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
excessifs et les loups devinrent féroces.
Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
étables.
Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, on
ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
lieu où on l'avait cherché.
Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville et
mangea les deux plus beaux élèves.
Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et ils
se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur.

Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit derrière
les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien trouver.
Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
L'aîné disait:
--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
homme.
Le cadet répondit:
--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, ou
prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
Puis ils se turent.
Jean reprit:
--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
malheur cette nuit.
Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra; celui de François
se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes s'ouvrit
devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui détala à travers
le bois.
Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les excitant, les
entraînant, les affolant de la voix, du geste et de l'éperon, que les forts
cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes entre leurs cuisses et les
enlever comme s'ils s'envolaient.
Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les ravins,
grimpant les côtes, dévalant dans les gorges, et sonnant du cor à pleins
poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.

Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide mort
sur le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
l'ombre enveloppant les bois.
Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son
frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée et
rouge et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. Peu à
peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait jamais sentie
encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la peur du bois désert
et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son frère pour se
venger d'eux.
Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres.
François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se
sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des chiens
ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et ce silence
morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et d'étrange.
Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et le
coucha en travers sur sa selle pour le reporter au château; puis il se
remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
poursuivi par des images horribles et surprenantes.
Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
forme passa. C'était la bête.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 36
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.