Claire de Lune | Page 6

Guy de Maupassant
attendant une solution. Ceux des villages voisins
arrivaient pour voir.
Alors le docteur, comprenant qu'il jouait sa réputation, résolut d'en finir
d'une manière ou d'une autre; et il allait prendre une résolution
quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe
s'ouvrit et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux
papiers.
Elle se dirigea d'abord vers le commandant et lui remit une des
dépêches; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par
tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle alla
frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré
qu'un parti armé s'y cachait.
L'huis s'entrebâilla; une main d'homme reçut le message, et la fillette
revint, toute rouge, prête à pleurer, d'être dévisagée ainsi par le pays
entier.
Le docteur commanda d'une voix vibrante:
--Un peu de silence, s'il vous plaît.
Et comme le populaire s'était tu, il reprit fièrement:
--Voici la communication que je reçois du gouvernement. Et, élevant sa
dépêche, il lut:
«Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez
instructions ultérieures.
Pour le sous-préfet,
SAPIN, conseiller.»

Il triomphait; son coeur battait de joie; ses mains tremblaient, mais
Picart, son ancien subalterne, lui cria d'un groupe voisin:
--C'est bon, tout ça, mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait une
belle jambe, votre papier.
Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il fallait
aller de l'avant maintenant. C'était non seulement son droit, mais aussi
son devoir.
Et il regardait anxieusement la mairie espérant qu'il allait voir la porte
s'ouvrir et son adversaire se replier.
La porte restait fermée. Que faire? la foule augmentait, se serrait autour
de la milice. On riait.
Une réflexion surtout torturait le médecin. S'il donnait l'assaut, il
faudrait marcher à la tête de ses hommes; et comme, lui mort, toute
contestation cesserait, c'était sur lui, sur lui seul que tireraient M. de
Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien; Picart venait
encore de le lui répéter. Mais une idée l'illumina et, se tournant vers
Pommel:
--Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton.
Le lieutenant se précipita.
Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue
réjouirait peut-être le coeur légitimiste de l'ancien maire.
Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen
de ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux
mains; et il s'avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui.
Lorsqu'il fut en face de la porte, il appela encore «Monsieur de
Varnetot». La porte s'ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le
seuil avec ses trois gardes.
Le docteur recula par un mouvement instinctif; puis, il salua

courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l'émotion: «Je
viens, Monsieur, vous communiquer les instructions que j'ai reçues.»
Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit: «Je me retire,
Monsieur, mais sachez bien que ce n'est ni par crainte, ni par
obéissance à l'odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir.» Et,
appuyant sur chaque mot, il déclara: «Je ne veux pas avoir l'air de
servir un seul jour la République. Voilà tout.»
Massarel, interdit, ne répondit rien; et M. de Varnetot, se mettant en
marche d'un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de
son escorte.
Alors le docteur, éperdu d'orgueil, revint vers la foule. Dès qu'il fut
assez près pour se l'aire entendre, il cria: «Hurrah! hurrah! La
République triomphe sur toute la ligne.»
Aucune émotion ne se manifesta.
Le médecin reprit: «Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants.
Soyez fiers!»
Les villageois inertes le regardaient sans qu'aucune gloire illuminât
leurs yeux.
A son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce
qu'il pourrait dire, ce qu'il pourrait faire pour frapper un grand coup,
électriser ce pays placide, remplir sa mission d'initiateur.
Mais une inspiration l'envahit et, se tournant vers Pommel: «Lieutenant,
allez chercher le buste de l'ex-empereur qui est dans la salle des
délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une chaise.»
Et bientôt l'homme reparut portant sur l'épaule droite le Bonaparte de
plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.
M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, plaça
dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, l'interpella d'une

voix sonore:
«Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange.
La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t'a frappe. La
défaite et la honte se sont attachées à toi; tu tombes vaincu, prisonnier
du Prussien; et, sur les ruines de ton empire croulant, la jeune et
radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée...»
Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de main
n'éclata. Les
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