Claire de Lune | Page 4

Guy de Maupassant
dans un geste d'exaltation, il se mit à vociférer de toute sa
voix, devant les deux ruraux affolés:
--Vive la République! vive la République! vive la République!
Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d'émotion.
Et comme le paysan reprenait: «Ça a commencé par des fourmis qui me
couraient censément le long des jambes,» le docteur Massarel s'écria:
--Fichez-moi la paix; j'ai bien le temps de m'occuper de vos bêtises. La
République est proclamée, l'Empereur est prisonnier, la France est
sauvée. Vive la République!»
Et, courant à la porte, il beugla: Céleste, vite, Céleste!
La bonne épouvantée accourut; il bredouillait tant il parlait rapidement.
--Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui

est sur ma table de nuit, dépêche-toi!
Comme le paysan obstiné, profitant d'un instant de silence, continuait:
--Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant.
Le médecin exaspéré hurla:
--Fichez-moi donc la paix, nom d'un chien, si vous vous étiez lavé les
pieds, ça ne serait pas arrivé.
Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure:
--Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute?
Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa
dehors le ménage abasourdi, en répétant:
--Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n'ai pas le temps
aujourd'hui.
Tout en s'équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série
d'ordres urgents à sa bonne:
--Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et
dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi
Torchebeuf avec son tambour, vite, vite.
Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter les
difficultés de la situation.
Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtements de travail. Le
commandant, qui s'attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.
--Vous ne savez donc rien, sacre bleu? L'empereur est prisonnier, la
République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je dirai
plus, périlleuse.
Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses

subordonnés, puis reprit:
--Il faut agir et ne pas hésiter; les minutes valent des heures dans des
instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous,
Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour
réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le
rappel dans toute la commune jusqu'aux hameaux de la Gerisaie et de
Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel,
revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi.
Nous allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de
me remettre ses pouvoirs. C'est compris?
--Oui.
--Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous,
Pommel, puisque nous opérons ensemble.
Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés
jusqu'aux dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit
vicomte de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de
chasse, son Lefaucheux sur l'épaule, débouchait à pas rapides par l'autre
rue, suivi de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et
le fusil en bandoulière.
Pendant que le docteur s'arrêtait, stupéfait, les quatre hommes
pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux.
--Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant
attendre du renfort. Bien à faire pour le quart d'heure.
Le lieutenant Picart reparut:
--Le curé a refusé d'obéir, dit-il; il s'est même enfermé dans l'église
avec le bedeau et le suisse.
Et, de l'autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close,
l'église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de
ferrures de fer.

Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou
sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et
Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du
rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le
chemin des champs.
Le commandant tira son sabre, s'avança seul, à moitié distance environ
entre les deux bâtiments où s'était barricadé l'ennemi et, agitant son
arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons:
«Vive la République! Mort aux traîtres!»
Puis, il se replia vers ses officiers.
Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs
volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l'épicier demeura ouvert.
Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus
diversement et tous coiffés d'un képi noir à galon rouge, le képi
constituant tout l'uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux
fusils rouilles, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les
cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de
gardes champêtres.
Lorsqu'il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en
quelques mots, les mit au fait des événements; puis, se
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