Claire de Lune | Page 3

Guy de Maupassant
à éclairer des choses trop délicates et mystérieuses pour la
grande lumière, s'en venait-il faire si transparentes les ténèbres?
Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas
comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l'ombre troublante?
Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde? Pourquoi ces frissons de

coeur, cette émotion de l'âme, cet alanguissement de la chair?
Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient
point, puisqu'ils étaient couchés en leurs lits? A qui étaient destinés ce
spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre?
Et l'abbé ne comprenait point.
Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des arbres
trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient
côte à côte.
L'homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en
temps, l'embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage
immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils
semblaient, tous deux, un seul être, l'être à qui était destinée cette nuit
calme et silencieuse; et ils s'en venaient vers le prêtre comme une
réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.
Il restait debout, le coeur battant, bouleversé, et il croyait voir quelque
chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz,
l'accomplissement d'une volonté du Seigneur dans un de ces grands
décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner
les versets du Cantique des Cantiques, les cris d'ardeur, les appels des
corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.
Et il se dit: «Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d'idéal les
amours des hommes.»
Et il reculait devant le couple embrassé qui marchait toujours. C'était sa
nièce pourtant; mais il se demandait maintenant s'il n'allait pas désobéir
à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l'amour, puisqu'il l'entoure
visiblement d'une splendeur pareille?
Et il s'enfuit, éperdu, presque honteux, comme s'il eût pénétré dans un
temple où il n'avait pas le droit d'entrer.
* * * * *

UN COUP D'ÉTAT
[Illustration de JEANNIOT]
Paris venait d'apprendre le désastre de Sedan. La République était
proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui
dura jusqu'après la Commune. On jouait au soldat d'un bout à l'autre du
pays.
Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux; des
revolvers et des poignards s'étalaient autour de gros ventres pacifiques
enveloppés de ceintures rouges; des petits bourgeois devenus guerriers
d'occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et
juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmes affolait
ces gens qui n'avaient jusqu'ici manié que des balances, et les rendait,
sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait des
innocents pour prouver qu'on savait tuer; on fusillait, en rôdant par les
campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les vaches
ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les herbages.
Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des
moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à
des casernes ou à des ambulances.
Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de
l'armée et de la capitale; mais une extrême agitation le remuait depuis
un mois, les partis adverses se trouvant face à face.
Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà,
légitimiste rallié à l'Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un
adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin,
chef du parti républicain dans l'arrondissement, vénérable de la loge
maçonnique du chef-lieu, président de la Société d'agriculture et du
banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait
sauver la contrée.

En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du
pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans
prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la
place de la mairie.
Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le
commandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre
en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde: «Vive
la patrie!» Et ce cri, on l'avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui
voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu'un
souvenir odieux de la grande Révolution.
Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa
table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont
l'un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa
femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur
apporta le journal.
M. Massarel l'ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux
bras au ciel
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