n'osa trop approfondir?Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses;?Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples matins?Au dire de chacun, étaient de petits saints.?L'ane vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,?La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi, me poussant,?Je tondis de ce pré la largeur de ma langue;?Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."?A ces mots, on cria haro sur le baudet.?Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue?Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,?Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal.?Sa peccadille fut jugée un cas pendable.?Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable?D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,?Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
(Livre VII. Fable I.).
LES DEUX PIGEONS.
Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre:?L'un d'eux, s'ennuyant au logis,?Fut assez fou pour entreprendre?Un voyage en lointain pays.?L'autre lui dit: "Qu'allez-vous faire??Voulez-vous quitter votre frère??L'absence est le plus grand des maux:?Non pas pour vous, cruel! Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,?Changent un peu votre courage.?Encor, si la saison s'avan?ait davantage.?Attendez les zéphirs: qui vous presse? un corbeau?Tout à l'heure annon?ait malheur à quelque oiseau.?Je ne songerai plus que rencontre funeste,?Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut:
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,?Bon souper, bon g?te et le reste??Ce discours ébranla le coeur?De notre imprudent voyageur:?Mais le désir de voir et l'humeur inquiète?L'emportèrent enfin. Il dit: "Ne pleurez point;?Trois jours au plus rendront mon ame satisfaite:?Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;?Je le désennu?rai. Quiconque ne voit guère,?N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.?Je dirai: J'étais là; telle chose m'advint:
Vous y croirez être vous-même."?A ces mots, en pleurant ils se dirent adieu.?Le voyageur s'éloigne: et voilà qu'un nuage?L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.?Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage,?Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.?L'air devenu serein, il part tout morfondu,?Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie;?Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,?Voit un pigeon auprès: cela lui donne envie;?I y vole, il est pris: ce blé couvrait d'un lacs
Les menteurs et tra?tres appats.?Le lacs était usé; si bien que, de son aile,?De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin:?Quelque plume y périt; et le pis du destin?Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,?Vit notre malheureux, qui tra?nant la ficelle?Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,
Semblait un for?at échappé.?Le vautour s'en allait le lier, quand des nues?Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.?Le pigeon profita du conflit des voleurs,?S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs?Finiraient par cette aventure;?Mais un fripon d'enfant (cet age est sans pitié)?Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,?Qui, maudissant sa curiosité,?Tra?nant l'aile, et tirant le pied,?Demi-morte, et demi-bo?teuse,?Droit au logis s'en retourna:?Que bien, que mal, elle arriva?Sans autre aventure facheuse.?Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger?De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
(Livre IX. Fable II.)
FLORIAN.
(1755-1794)
Florian publia en 1792 un recueil de _Fables_ qui sont inférieures à celles de son devancier, La Fontaine, mais ?ui sont empreintes de délicatesse et de fra?cheur. Il fut d'abord connu par une traduction de _Don Quichotte_ et des pastorales en prose dans le go?t du temps, _Galatée, Estelle,_ etc.
Florian fut jeté en prison pendant la Révolution fran?aise; il en sortit à la mort de Robespierre, mais mourut bient?t après du contrecoup de ces terribles émotions.
LE GRILLON.
Un pauvre petit grillon,?Caché dans l'herbe fleurie,?Regardait un papillon?Voltigeant dans la prairie.?L'insecte ailé brillait des plus vives couleurs:?L'azur, le pourpre et l'or éclataient sur ses ailes:?Jeune, beau, petit-ma?tre, il court de fleurs en fleurs,
Prenant et quittant les plus belles.?Ah! disait le grillon, que son sort et le mien.
Sont différents! Dame nature,?Pour lui fit tout, et pour moi rien.?Je n'ai ploint de talent, encor moins de figure;?Nul ne prend garde à moi, l'on m'ignore ici-bas;
Autant vaudrait n'exister pas.?Comme il parlait, dans la prairie?Arrive une troupe d'enfants.?Aussit?t les voilà courants?Après ce papillon dont ils ont tous envie.?Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l'attraper.?L'insecte vainement cherche à leur échapper,
Il devient bient?t leur conquête.?L'un le saisit par l'aile, un autre par le corps:?Un troisième survient et le prend par la tête.
Il ne fallait pas tant d'efforts?Pour déchirer la pauvre bête.?Oh! Oh! dit le grillon, je ne suis plus faché:?Il en co?te trop cher pour briller dans le monde.?Combien je vais aimer ma retraite profonde!
Pour vivre heureux vivons caché.
ALFRED DE VIGNY.
(1799-1863)
Alfred de Vigny, qui appartenait à une famille de bonne noblesse, fut officier jusqu'en 1830; mais, fait plut?t pour la vie contemplative que pour la vie active, il donna sa démission et se consacra aux lettres en philosophe et en penseur.
Dans "_Grandeur et Servitude
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