Cheri | Page 6

Sidonie-Gabrielle Colette
pas la voix de ma m��re."
Elle regarda son fils sans col��re, habitu��e �� son insolence, s'assit dignement, les pieds ballants, au fond d'une berg��re trop haute pour ses jambes courtes. Elle chauffait dans sa main un verre d'eau-de-vie. L��a, balanc��e dans un rocking, jetait de temps en temps les yeux sur Ch��ri, Ch��ri vautr�� sur le rotin frais, son gilet ouvert, une cigarette �� demi ��teinte �� la l��vre, une m��che sur le sourcil,--et elle le traitait flatteusement, tout bas, de belle crapule.
Ils demeuraient c?te �� c?te, sans effort pour plaire ni parler, paisibles et en quelque sorte heureux. Une longue habitude l'un de l'autre les rendait au silence, ramenait Ch��ri �� la veulerie et L��a �� la s��r��nit��. A cause de la chaleur qui augmentait, Mme Peloux releva jusqu'aux genoux sa jupe ��troite, montra ses petits mollets de matelot, et Ch��ri arracha rageusement sa cravate, geste que L��a blama d'un : "Tt... tt..." de langue.
"Oh! laisse-le, ce petit, protesta, comme du fond d'un songe, Mme Peloux. Il fait si chaud.... Veux-tu un kimono, L��a?
--Non, merci. Je suis tr��s bien."
Ces abandons de l'apr��s-midi l'��coeuraient. Jamais son jeune amant ne l'avait surprise d��faite, ni le corsage ouvert, ni en pantoufles dans le jour. "Nue, si on veut", disait-elle, "mais pas d��poitraill��e". Elle reprit son journal illustr�� et ne le lut pas. "Cette m��re Peloux et son fils ", songeait-elle, " mettez-les devant une table bien servie ou menez-les �� la campagne,--crac : la m��re ?te son corset et le fils son gilet. Des natures de bistrots en vacances." Elle leva les yeux vindicativement sur le bistrot incrimin�� et vit qu'il dormait, les cils rabattus sur ses joues blanches, la bouche close. L'arc d��licieux de la l��vre sup��rieure, ��clair�� par en dessous, retenait �� ses sommets deux points de lumi��re argent��e, et L��a s'avoua qu'il ressemblait beaucoup plus �� un dieu qu'�� un marchand de vins. Sans se lever, elle cueillit d��licatement entre les doigts de Ch��ri une cigarette fumante, et la jeta au cendrier. La main du dormeur se d��tendit et laissa tomber comme d��s fleurs lasses ses doigts fusel��s, arm��s d'ongles cruels, main non point f��minine, mais un peu plus belle qu'on ne l'e?t voulu, main que L��a avait cent fois bais��e sans servilit��, bais��e pour le plaisir, pour le parfum....
Elle regarda, par-dessus son journal, du c?t�� de Mme Peloux. "Dort-elle aussi?" L��a aimait que la sieste de la m��re et du fils lui donnat, �� elle bien ��veill��e, une heure de solitude morale parmi la chaleur, l'ombre et le soleil.
Mais Mme Peloux ne dormait point. Elle se tenait bouddhique dans sa berg��re, regardant droit devant elle et su?ant sa fine-champagne avec une application de nourrisson alcoolique.
"Pourquoi ne dort-elle pas? se demanda L��a. C'est dimanche. Elle a bien d��jeun��. Elle attend les vieilles frappes de son jour �� cinq heures. Par cons��quent, elle devrait dormir. Si elle ne dort pas, c'est qu'elle fait quelque chose de mal."
Elles se connaissaient depuis vingt-cinq ans. Intimit�� ennemie de femmes l��g��res qu'un homme enrichit puis d��laisse, qu'un autre homme ruine,-- amiti�� hargneuse de rivales �� l'aff?t de la premi��re ride et du cheveu blanc. Camaraderie de femmes positives, habiles aux jeux financiers, mais l'une avare et l'autre sybarite.... Ces liens comptent. Un autre lien plus fort venait les unir sur le tard : Ch��ri.
* * * * *
L��a se souvenait de Ch��ri enfant, merveille aux longues boucles. Tout petit, il ne s'appelait pas encore Ch��ri, mais seulement Fred.
Ch��ri, tour �� tour oubli�� et ador��, grandit entre les femmes de chambre d��color��es et les longs valets sardoniques. Bien qu'il e?t myst��rieusement apport��, en naissant, l'opulence, on ne vit nulle miss, nulle fraulein aupr��s de Ch��ri, pr��serv�� �� grands cris de "ces goules"....
"Charlotte Peloux, femme d'un autre age!" disait famili��rement le vieux, tari, expirant et indestructible baron de Berthellemy, "Charlotte Peloux, je salue en vous la seule femme de moeurs l��g��res qui ait os�� ��lever son fils en fils de grue! Femme d'un autre age, vous ne lisez pas, vous ne voyagez jamais, vous vous occupez de votre seul prochain, et vous faites ��lever votre enfant par les domestiques. Comme c'est pur! comme c'est About! comme c'est m��me Gustave Droz! et dire que vous n'en savez rien!"
Ch��ri connut donc toutes les joies d'une enfance d��vergond��e. Il recueillit, z��zayant encore, les bas racontars de l'office. Il partagea les soupers clandestins de la cuisine. Il eut les bains de lait d'iris dans la baignoire de sa m��re, et les d��barbouillages hatifs avec le coin d'une serviette. Il endura l'indigestion de bonbons, et les crampes d'inanition quand on oubliait son d?ner. Il s'ennuya, demi-nu et enrhum��, aux f��tes des Fleurs o�� Charlotte Peloux l'exhibait, assis dans des roses mouill��es; mais il lui arriva de se divertir royalement �� douze ans, dans une salle de tripot clandestin o�� une dame
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