Cheri | Page 8

Sidonie-Gabrielle Colette

Cette semaine-là, Chéri fit grand bruit la nuit à Montmartre et aux Halles, avec des dames
qui l'appelaient "ma gosse" et "mon vice", mais il n'avait le feu nulle part, il souffrait de
migraines et toussait de la gorge. Et Mme Peloux, qui confiait à sa masseuse, à Mme
Ribot, sa corsetière, à la vieille Lili, à Berthellemy-le-Desséché, ses angoisses nouvelles :
"Ah! pour nous autres mères, quel calvaire, la vie!" passa avec aisance de l'état de
plus-heureuse-des- mères à celui de mère- martyre.
* * * * *
Un soir de juin, qui rassemblait sous la serre de Neuilly Mme Peloux, Léa et Chéri,
changea les destins du jeune homme et de la femme mûre. Le hasard dispersant pour un
soir les "amis" de Chéri,--un petit liquoriste en gros, le fils Boster, et le vicomte Desmond,
parasite à peine majeur, exigeant et dédaigneux,--ramenait Chéri à la maison maternelle
où l'habitude conduisait aussi Léa.
Vingt années, un passé fait de ternes soirées semblables, le manque de relations, cette
défiance aussi, et cette veulerie qui isolent vers la fin de leur vie les femmes qui n'ont

aimé que d'amour, tenaient l'une devant l'autre, encore un soir, en attendant un autre soir,
ces deux femmes, l'une à l'autre suspectes. Elles regardaient toutes deux Chéri taciturne,
et Mme Peloux, sans force et sans autorité pour soigner son fils, se bornait à haïr un peu
Léa, chaque fois qu'un geste penchait, près de la joue pâle, de l'oreille transparente de
Chéri, la nuque blanche et la joue sanguine de Léa. Elle eût bien saigné ce cou robuste de
femme, où les colliers de Vénus commençaient de meurtrir la chair, pour teindre de rosé
le svelte lis verdissant,--mais elle ne pensait pas même à conduire son bien-aimé aux
champs.
"Chéri, pourquoi bois-tu de la fine? grondait Léa.
--Pour ne pas faire affront à Mame Peloux qui boirait seule, répondait Chéri.
--Qu'est-ce que tu fais, demain?
--Sais pas, et toi?
--Je vais partir pour la Normandie.
--Avec?
--Ça ne te regarde pas.
--Avec notre brave Spéleïeff?
--Penses-tu, il y a deux mois que c'est fini, tu retardes. Il est en Russie, Spéleïeff.
--Mon Chéri, où as-tu la tête! soupira Mme Peloux. Tu oublies le charmant dîner de
rupture que nous a offert Léa le mois dernier. Léa, tu ne m'as pas donné la recette des
langoustines qui m'avaient tellement plu!"
Chéri se redressa, fit briller ses yeux :
"Oui, oui, des langoustines avec une sauce crémeuse, oh! j'en voudrais!
--Tu vois, reprocha Mme Peloux, lui qui a si peu d'appétit, il aurait mangé des
langoustines....
--La paix! commanda Chéri. Léa, tu vas sous les ombrages avec Patron?
--Mais non, mon petit; Patron et moi, c'est de l'amitié. Je pars seule.
--Femme riche, jeta Chéri.
--Je t'emmène, si tu veux, on ne fera que manger, boire, dormir....
--C'est où, ton patelin?"
Il s'était levé et planté devant elle.
"Tu vois Honfleur? la côte de Grâce? Oui?... Assieds-toi, tu es vert. Tu sais bien, sur la
côte de Grâce, cette porte charretière devant laquelle nous disions toujours en passant, ta
mère et moi.... "
Elle se tourna du côté de Mme Peloux : Mme Peloux avait disparu. Ce genre de fuite
discrète, cet évanouissement étaient si peu en accord avec les coutumes de Charlotte
Peloux, que Léa et Chéri se regardèrent en riant de surprise. Chéri s'assit contre Léa.
"Je suis fatigué, dit-il.
--Tu t'abîmes", dit Léa.
Il se redressa, vaniteux :
"Oh! tu sais, je suis encore assez bien.
--Assez bien... peut-être pour d'autres... mais pas... pas pour moi, par exemple.
--Trop vert?
--Juste le mot que je cherchais. Viens-tu à la campagne, en tout bien tout honneur? Des
bonnes fraises, de la crème fraîche, des tartes, des petits poulets grillés.... Voilà un bon
régime, et pas de femmes!"
Il se laissa glisser sur l'épaule de Léa et ferma les yeux.

"Pas de femmes.... Chouette.... Léa, dis, es-tu un frère? Oui? Eh bien, partons, les
femmes... j'en suis revenu.... Les femmes... je les ai vues."
Il disait ces choses basses d'une voix assoupie, dont Léa écoutait le son plein et doux et
recevait le souffle tiède sur son oreille. Il avait saisi le long collier de Léa et roulait les
grosses perles entre ses doigts. Elle passa son bras sous la tête de Chéri et le rapprocha
d'elle, sans arrière-pensée, confiante dans l'habitude qu'elle avait de cet enfant, et elle le
berça.
"Je suis bien, soupira-t-il. T'es un frère, je suis bien...."
Elle sourit comme sous une louange très précieuse. Chéri semblait s'endormir. Elle
regardait de tout près les cils brillants, comme mouillés, rabattus sur la joue, et cette joue
amaigrie qui portait les traces d'une fatigue sans bonheur. La lèvre supérieure, rasée du
matin, bleuissait déjà, et les lampes roses rendaient un sang factice à la bouche....
"Pas
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