Cheri | Page 9

Sidonie-Gabrielle Colette
de femmes! déclara Chéri comme en songe. Donc... embrasse-moi!"
Surprise, Léa ne bougea pas.
"Embrasse-moi, je te dis!"
Il ordonnait, les sourcils joints, et l'éclat de ses yeux soudain rouverts gêna Léa comme
une lumière brusquement rallumée. Elle haussa les épaules et mit un baiser sur le front
tout proche. Il noua ses bras au cou de Léa et la courba vers lui.
Elle secoua la tête, mais seulement jusqu'à l'instant où leurs bouches se touchèrent; alors,
elle demeura tout à fait immobile et retenant son souffle comme quelqu'un qui écoute.
Quand il la lâcha, elle le détacha d'elle, se leva, respira profondément et arrangea sa
coiffure qui n'était pas défaite. Puis elle se retourna un peu pâle et les yeux assombris, et
sur un ton de plaisanterie :
"C'est intelligent!" dit-elle.
Il gisait au fond d'un rocking et se taisait en la couvant d'un regard actif, si plein de défi et
d'interrogations qu'elle dit, après un moment :
"Quoi?
--Rien, dit Chéri, je sais ce que je voulais savoir."
Elle rougit, humiliée, et se défendit adroitement :
"Tu sais quoi? que ta bouche me plaît? Mon pauvre petit, j'en ai embrassé de plus vilaines.
Qu'est-ce que ça te prouve? Tu crois que je vais tomber à tes pieds et crier : prends-moi!
Mais tu n'as donc connu que des jeunes filles? Penser que je vais perdre la tête pour un
baiser!..."
Elle s'était calmée en parlant et voulait montrer son sang-froid.
"Dis, petit, insista-t-elle en se penchant sur lui, crois-tu que ce soit quelque chose de rare
dans mes souvenirs, une bonne bouche?"
Elle lui souriait de haut, sûre d'elle, mais elle ne savait pas que quelque chose demeurait
sur son visage, une sorte de palpitation très faible, de douleur attrayante, et que son
sourire ressemblait à celui qui vient après une crise de larmes.
"Je suis bien tranquille, continua-t-elle. Quand même je te rembrasserais, quand même
nous...."
Elle s'arrêta et fit une moue de mépris.
"Non, décidément, je ne nous vois pas dans cette attitude-là.
--Tu ne nous voyais pas non plus dans celle de tout à l'heure, dit Chéri sans se presser. Et
pourtant, tu l'as gardée un bon bout de temps. Tu y penses donc, à l'autre? Moi, je ne t'en
ai rien dit."

Ils se mesurèrent en ennemis. Elle craignit de montrer un désir qu'elle n'avait pas eu le
temps de nourrir ni de dissimuler, elle en voulut à cet enfant, refroidi en un moment et
peut-être moqueur.
"Tu as raison, concéda-t-elle légèrement. N'y pensons pas. Je t'offre, nous disions donc,
un pré pour t'y mettre au vert, et une table.... La mienne, c'est tout dire.
--On peut voir, répondit Chéri. J'amènerais la Renouhard découverte?
--Naturellement, tu ne la laisserais pas à Charlotte.
--Je paierai l'essence, mais tu nourriras le chauffeur."
Léa éclata de rire.
"Je nourrirai le chauffeur! Ah! ah! fils de Madame Peloux, va! Tu n'oublies rien.... Je ne
suis pas curieuse, mais je voudrais entendre ce que ça peut être entre une femme et toi,
une conversation amoureuse!"
Elle tomba assise et s'éventa. Un sphinx, de grands moustiques à longues pattes
tournaient autour des lampes, et l'odeur du jardin, à cause de la nuit venue, devenait une
odeur de campagne. Une bouffée d'acacia entra, si distincte, si active, qu'ils se
retournèrent tous deux comme pour la voir marcher.
"C'est l'acacia à grappes rosées, dit Léa à demi-voix.
--Oui, dit Chéri. Mais comme il en a bu, ce soir, de la fleur d'oranger!"
Elle le contempla, admirant vaguement qu'il eût trouvé cela. Il respirait le parfum en
victime heureuse, et elle se détourna, craignant soudain qu'il ne l'appelât; mais il l'appela
quand même, et elle vint.
Elle vint à lui pour l'embrasser, avec un élan de rancune et d'égoïsme et des pensées de
châtiment : "Attends, va.... C'est joliment vrai que tu as une bonne bouche, cette fois-ci,
je vais en prendre mon content, parce que j'en ai envie, et je te laisserai, tant pis, je m'en
moque, je viens...."
Elle l'embrassa si bien qu'ils se délièrent ivres, assourdis, essoufflés, tremblant comme
s'ils venaient de se battre.... Elle se remit debout devant lui qui n'avait pas bougé, qui
gisait toujours au fond du fauteuil et elle le défiait tout bas : "Hein?... Hein?..." et elle
s'attendait à être insultée. Mais il lui tendit les bras, ouvrit ses belles mains incertaines,
renversa une tête blessée et montra entre ses cils l'étincelle double de deux larmes, tandis
qu'il murmurait des paroles, des plaintes, tout un chant animal et amoureux où elle
distinguait son nom, des "chérie..." des "viens..." des "plus te quitter..." un chant qu'elle
écoutait penchée et pleine d'anxiété, comme si elle lui eût, par mégarde, fait très mal.
* * * * *
Quand Léa se souvenait du premier été en Normandie, elle constatait
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