Cheri | Page 6

Sidonie-Gabrielle Colette
jolis, tous les deux! haleta Mme Peloux. Pas, Léa?
--Ravissants, souffla Léa avec un jet de fumée. Mais c'est cette Marie- Laure!..."

Chéri rentrait :
"Qu'est-ce qu'elle a fait, Marie-Laure? demanda-t-il.
--Quelle beauté!
--Ah!... Ah!... approuva Mme Peloux, c'est vrai, c'est vrai... qu'elle a été bien jolie!"
Chéri et Léa rirent en se regardant.
"A été!" souligna Léa. Mais c'est la jeunesse même! Elle n'a pas un pli! Et elle peut porter
du mauve tendre, cette sale couleur que je déteste et qui me le rend!"
Les grands yeux impitoyables et le nez mince se détournèrent d'un verre de fine :
"La jeunesse même! la jeunesse même! glapit Mme Peloux. Pardon! pardon!
Marie-Laure a eu Edmée en 1895, non, 14. Elle avait à ce moment-là fichu le camp avec
un professeur de chant et plaqué Khalil-Bey qui lui avait donné le fameux diamant rose
que.... Non! non!... Attends!... C'est d'un an plus tôt!..."
Elle trompettait fort et faux. Léa mit une main sur son oreille et Chéri déclara,
sentencieux :
"Ça serait trop beau, un après-midi comme ça, s'il n'y avait pas la voix de ma mère."
Elle regarda son fils sans colère, habituée à son insolence, s'assit dignement, les pieds
ballants, au fond d'une bergère trop haute pour ses jambes courtes. Elle chauffait dans sa
main un verre d'eau-de-vie. Léa, balancée dans un rocking, jetait de temps en temps les
yeux sur Chéri, Chéri vautré sur le rotin frais, son gilet ouvert, une cigarette à demi
éteinte à la lèvre, une mèche sur le sourcil,--et elle le traitait flatteusement, tout bas, de
belle crapule.
Ils demeuraient côte à côte, sans effort pour plaire ni parler, paisibles et en quelque sorte
heureux. Une longue habitude l'un de l'autre les rendait au silence, ramenait Chéri à la
veulerie et Léa à la sérénité. A cause de la chaleur qui augmentait, Mme Peloux releva
jusqu'aux genoux sa jupe étroite, montra ses petits mollets de matelot, et Chéri arracha
rageusement sa cravate, geste que Léa blâma d'un : "Tt... tt..." de langue.
"Oh! laisse-le, ce petit, protesta, comme du fond d'un songe, Mme Peloux. Il fait si
chaud.... Veux-tu un kimono, Léa?
--Non, merci. Je suis très bien."
Ces abandons de l'après-midi l'écoeuraient. Jamais son jeune amant ne l'avait surprise
défaite, ni le corsage ouvert, ni en pantoufles dans le jour. "Nue, si on veut", disait-elle,
"mais pas dépoitraillée". Elle reprit son journal illustré et ne le lut pas. "Cette mère
Peloux et son fils ", songeait-elle, " mettez-les devant une table bien servie ou menez-les
à la campagne,--crac : la mère ôte son corset et le fils son gilet. Des natures de bistrots en
vacances." Elle leva les yeux vindicativement sur le bistrot incriminé et vit qu'il dormait,
les cils rabattus sur ses joues blanches, la bouche close. L'arc délicieux de la lèvre
supérieure, éclairé par en dessous, retenait à ses sommets deux points de lumière argentée,
et Léa s'avoua qu'il ressemblait beaucoup plus à un dieu qu'à un marchand de vins. Sans
se lever, elle cueillit délicatement entre les doigts de Chéri une cigarette fumante, et la
jeta au cendrier. La main du dormeur se détendit et laissa tomber comme dés fleurs lasses
ses doigts fuselés, armés d'ongles cruels, main non point féminine, mais un peu plus belle
qu'on ne l'eût voulu, main que Léa avait cent fois baisée sans servilité, baisée pour le
plaisir, pour le parfum....
Elle regarda, par-dessus son journal, du côté de Mme Peloux. "Dort-elle aussi?" Léa
aimait que la sieste de la mère et du fils lui donnât, à elle bien éveillée, une heure de
solitude morale parmi la chaleur, l'ombre et le soleil.

Mais Mme Peloux ne dormait point. Elle se tenait bouddhique dans sa bergère, regardant
droit devant elle et suçant sa fine-champagne avec une application de nourrisson
alcoolique.
"Pourquoi ne dort-elle pas? se demanda Léa. C'est dimanche. Elle a bien déjeuné. Elle
attend les vieilles frappes de son jour à cinq heures. Par conséquent, elle devrait dormir.
Si elle ne dort pas, c'est qu'elle fait quelque chose de mal."
Elles se connaissaient depuis vingt-cinq ans. Intimité ennemie de femmes légères qu'un
homme enrichit puis délaisse, qu'un autre homme ruine,-- amitié hargneuse de rivales à
l'affût de la première ride et du cheveu blanc. Camaraderie de femmes positives, habiles
aux jeux financiers, mais l'une avare et l'autre sybarite.... Ces liens comptent. Un autre
lien plus fort venait les unir sur le tard : Chéri.
* * * * *
Léa se souvenait de Chéri enfant, merveille aux longues boucles. Tout petit, il ne
s'appelait pas encore Chéri, mais seulement Fred.
Chéri, tour à tour oublié et adoré, grandit entre les femmes de chambre décolorées et les
longs valets sardoniques. Bien qu'il eût mystérieusement apporté, en naissant, l'opulence,
on ne vit nulle miss, nulle fraulein auprès de
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