Cheri | Page 4

Sidonie-Gabrielle Colette
vive, précise, allégée. En moins d'une heure, elle fut baignée, frottée d'alcool parfumé au santal, coiffée, chaussée. Pendant que le fer à friser chauffait, elle trouva le temps d'éplucher le livre de comptes du ma?tre d'h?tel, d'appeler le valet de chambre émile pour lui montrer, sur un miroir, une buée bleue. Elle darda autour d'elle un oeil assuré, qu'on ne trompait presque jamais, et déjeuna dans une solitude joyeuse, souriant au Vouvray sec et aux fraises de juin servies avec leurs queues sur un plat de Rubelles, vert comme une rainette mouillée. Un beau mangeur dut choisir autrefois, pour cette salle à manger rectangulaire, les grandes glaces Louis XVI et les meubles anglais de la même époque, dressoirs aérés, desserte haute sur pieds, chaises maigres et solides, le tout d'un bois presque noir, à guirlandes minces. Les miroirs et de massives pièces d'argenterie recevaient le jour abondant, les reflets verts des arbres de l'avenue Bugeaud, et Léa scrutait, tout en mangeant, la poudre rouge demeurée aux ciselures d'une fourchette, fermait un ?il pour mieux juger le poli des bois sombres. Le ma?tre d'h?tel, derrière elle, redoutait ces jeux.
"Marcel, dit Léa, votre encaustique colle, depuis une huitaine.
--Madame croit?
--Elle croit. Rajoutez-y de l'essence en fondant au bain-marie, ce n'est rien à refaire. Vous avez monté le Vouvray un peu t?t. Tirez les persiennes dès que vous aurez desservi, nous tenons la vraie chaleur.
--Bien, Madame. Monsieur Ch.... Monsieur Peloux d?ne?
--Je pense.... Pas de crème-surprise ce soir, qu'on nous fasse seulement des sorbets au jus de fraises. Le café au boudoir."
En se levant, grande et droite, les jambes visibles sous la jupe plaquée aux cuisses, elle eut le loisir de lire, dans le regard contenu du ma?tre d'h?tel, le "Madame est belle" qui ne lui déplaisait pas.
"Belle..." se disait Léa en montant au boudoir. Non. Plus maintenant. A présent il me faut le blanc du linge près du visage, le rose très pale pour les dessous et les déshabillés. Belle.... Peuh... je n'en ai plus guère besoin...."
Pourtant, elle ne s'accorda point de sieste dans le boudoir aux soies peintes, après le café et les journaux. Et ce fut avec un visage de bataille qu'elle commanda à son chauffeur :
"Chez Madame Peloux."
* * * * *
Les allées du Bois, sèches sous leur verdure neuve de juin que le vent fane, la grille de l'octroi, Neuilly, le boulevard d'Inkermann.... "Combien de fois l'ai-je fait, ce trajet-là?" se demanda Léa. Elle compta, puis se lassa de compter, et épia, en retenant ses pas sur le gravier de Mme Peloux, les bruits qui venaient de la maison.
"Ils sont dans le hall", dit-elle.
Elle avait remis de la poudre avant d'arriver et tendu sur son menton la voilette bleue, un grillage fin comme un brouillard. Et elle répondit au valet qui l'invitait à traverser la maison :
"Non, j'aime mieux faire le tour par le jardin."
Un vrai jardin, presque un parc, isolait, toute blanche, une vaste villa de grande banlieue parisienne. La villa de Mme Peloux s'appelait "une propriété à la campagne" dans le temps où Neuilly était encore aux environs de Paris. Les écuries, devenues garages, les communs avec leurs chenils et leurs buanderies en témoignaient, et aussi les dimensions de la salle de billard, du vestibule, de la salle à manger.
"Madame Peloux en a là pour de l'argent", redisaient dévotement les vieilles parasites qui venaient, en échange d'un d?ner et d'un verre de fine, tenir en face d'elle les cartes du bésigue et du poker. Et elles ajoutaient : "Mais où Madame Peloux n'a-t-elle pas d'argent? "
En marchant sous l'ombre des acacias, entre des massifs embrasés de rhododendrons et des arceaux de roses, Léa écoutait un murmure de voix, percé par la trompette nasillarde de Mme Peloux et l'éclat de rire sec de Chéri.
"Il rit mal, cet enfant", songea-t-elle. Elle s'arrêta un instant, pour entendre mieux un timbre féminin nouveau, faible, aimable, vite couvert par la trompette redoutable.
"?a, c'est la petite", se dit Léa.
Elle fit quelques pas rapides et se trouva au seuil d'un hall vitré, d'où Mme Peloux s'élan?a en criant :
"Voici notre belle amie!"
Ce tonnelet, Mme Peloux, en vérité Mlle Peloux, avait été danseuse, de dix à seize ans. Léa cherchait parfois sur Mme Peloux ce qui pouvait rappeler l'ancien petit éros blond et potelé, puis la nymphe à fossettes, et ne retrouvait que les grands yeux implacables, le nez délicat et dur, et encore une manière coquette de poser les pieds en "cinquième" comme les sujets du corps de ballet.
Chéri, ressuscité du fond d'un rocking, baisa la main de Léa avec une grace involontaire, et gata son geste par un :
"Fl?te! tu as encore mis une voilette, j'ai horreur de ?a.
--Veux-tu la laisser tranquille! intervint Mme Peloux. On ne demande pas à une femme pourquoi elle a mis une voilette! Nous n'en ferons jamais rien", dit-elle
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