Cheri | Page 5

Sidonie-Gabrielle Colette
tendrement à Léa.
Deux femmes s'étaient levées dans l'ombre blonde du store de paille. L'une, en mauve, tendit assez froidement sa main à Léa, qui la contempla des pieds à la tête.
"Mon Dieu, que vous êtes belle, Marie-Laure, il n'y a rien d'aussi parfait que vous!"
Marie-Laure daigna sourire. C'était une jeune femme rousse, aux yeux bruns, qui émerveillait sans geste et sans paroles. Elle désigna, comme par coquetterie, l'autre jeune femme :
"Mais reconna?trez-vous ma fille Edmée?" dit-elle.
Léa tendit vers la jeune fille une main qu'on tarda à prendre :
"J'aurais d? vous reconna?tre, mon enfant, mais une pensionnaire change vite, et Marie-Laure ne change que pour déconcerter chaque fois davantage. Vous voilà libre de tout pensionnat?
--Je crois bien, je crois bien, s'écria Mme Peloux. On ne peut pas laisser sous le boisseau éternellement ce charme, cette grace, cette merveille de dix-neuf printemps!
--Dix-huit, dit suavement Marie-Laure.
--Dix-huit, dix-huit!... Mais oui, dix-huit! Léa, tu te souviens ? Cette enfant faisait sa première communion l'année où Chéri s'est sauvé du collège, tu sais bien? Oui, mauvais garnement, tu t'étais sauvé et nous étions aussi affolées l'une que l'autre!
--Je me souviens très bien, dit Léa, et elle échangea avec Marie-Laure un petit signe de tête,--quelque chose comme le "touché" des escrimeurs loyaux.
--Il faut la marier, il faut la marier! continua Mme Peloux qui ne répétait jamais moins de deux fois une vérité première. Nous irons tous à la noce!"
Elle battit l'air de ses petits bras et la jeune fille la regarda avec une frayeur ingénue.
"C'est bien une fille pour Marie-Laure, songeait Léa très attentive. Elle a, en discret, tout ce que sa mère a d'éclatant. Des cheveux mousseux, cendrés, comme poudrés, des yeux inquiets qui se cachent, une bouche qui se retient de parler, de sourire.... Tout à fait ce qu'il fallait à Marie-Laure, qui doit la ha?r quand même...."
Mme Peloux interposa entre Léa et la jeune fille un sourire maternel :
"Ce qu'ils ont déjà camaradé dans le jardin, ces deux enfants-là!"
Elle désignait Chéri, debout devant la paroi vitrée et fumant. Il tenait son fume-cigarette entre les dents et rejetait la tête en arrière pour éviter la fumée. Les trois femmes regardèrent le jeune homme qui, le front renversé, les cils mi-clos, les pieds joints et immobiles, semblait pourtant une figure ailée, planante et dormante dans l'air.... Léa ne se trompa point à l'expression effarée, vaincue, des yeux de la jeune fille. Elle se donna le plaisir de la faire tressaillir en lui touchant le bras. Edmée frémit tout entière, retira son bras et dit farouchement tout bas :
"Quoi?...
--Rien, répondit Léa. C'est mon gant qui était tombé.
--Allons, Edmée?" ordonna Marie-Laure avec nonchalance.
La jeune fille, muette et docile, marcha vers Mme Peloux qui battit des ailerons :
"Déjà? Mais non! On va se revoir! on va se revoir!
--Il est tard, dit Marie-Laure. Et puis, vous attendez beaucoup de gens, le dimanche après-midi. Cette enfant n'a pas l'habitude du monde....
--Oui, oui, cria tendrement Mme Peloux, elle a vécu si enfermée, si seule!"
Marie-Laure sourit, et Léa la regarda pour dire : "A vous!"
"... Mais nous reviendrons bient?t.
--Jeudi, jeudi ! Léa, tu viens déjeuner aussi, jeudi?
--Je viens", répondit Léa.
Chéri avait rejoint Edmée au seuil du hall, où il se tenait auprès d'elle, dédaigneux de toute conversation. Il entendit la promesse de Léa et se retourna :
"C'est ?a. On fera une balade, proposa-t-il.
--Oui, oui, c'est de votre age, insista Mme Peloux attendrie. Edmée ira avec Chéri sur le devant, il nous mènera, et nous irons au fond, nous autres. Place à la jeunesse! Place à la jeunesse! Chéri, mon amour, veux- tu demander la voiture de Marie-Laure?"
Encore que ses petits pieds ronds chavirassent sur les graviers, elle emmena ses visiteuses jusqu'au tournant d'une allée, puis les abandonna à Chéri. Quand elle revint, Léa avait retiré son chapeau et allumé une cigarette.
"Ce qu'ils sont jolis, tous les deux! haleta Mme Peloux. Pas, Léa?
--Ravissants, souffla Léa avec un jet de fumée. Mais c'est cette Marie- Laure!..."
Chéri rentrait :
"Qu'est-ce qu'elle a fait, Marie-Laure? demanda-t-il.
--Quelle beauté!
--Ah!... Ah!... approuva Mme Peloux, c'est vrai, c'est vrai... qu'elle a été bien jolie!"
Chéri et Léa rirent en se regardant.
"A été!" souligna Léa. Mais c'est la jeunesse même! Elle n'a pas un pli! Et elle peut porter du mauve tendre, cette sale couleur que je déteste et qui me le rend!"
Les grands yeux impitoyables et le nez mince se détournèrent d'un verre de fine :
"La jeunesse même! la jeunesse même! glapit Mme Peloux. Pardon! pardon! Marie-Laure a eu Edmée en 1895, non, 14. Elle avait à ce moment-là fichu le camp avec un professeur de chant et plaqué Khalil-Bey qui lui avait donné le fameux diamant rose que.... Non! non!... Attends!... C'est d'un an plus t?t!..."
Elle trompettait fort et faux. Léa mit une main sur son oreille et Chéri déclara, sentencieux :
"?a serait trop beau, un après-midi comme ?a, s'il n'y avait
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