Chateaubriand | Page 2

Jules Lemaitre

étroite, appelée la rue des Juifs, le chevalier François-Auguste de
Chateaubriand. «Il était presque mort quand il vint au jour.» «Le
mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant
l'équinoxe d'automne empêcha d'entendre ses cris... Le bruit de la
tempête berça son premier sommeil... Le Ciel sembla réunir ces
diverses circonstances pour placer dans son berceau une image de ses
destinées.» Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité.
Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre soeurs survivaient,
lorsque, comme il dit, «la vie lui fut infligée». Ne faites pas attention et
ne vous désolez pas; cette vie fut, en effet, l'une des plus magnifiques
que l'on connaisse, et Dieu sait s'il en a joui! Sauf à l'armée de Condé,

après sa blessure, puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard, dans
l'extrême vieillesse, je ne crois pas qu'il ait excessivement souffert. Il a
été triste, oui; mais être triste, c'est tout autre chose: c'est même, pour
lui, presque le contraire.
Il dit encore: «Il est probable que mes quatre soeurs durent leur
existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un
second garçon; je résistais; j'avais aversion pour la vie.» Son père et sa
mère ne l'avaient donc pas désiré pour lui-même. Il n'a pas été
extrêmement aimé par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d'une
famille ancienne, et qui avait réparé la fortune de la maison par le
commerce en temps de paix et la course en temps de guerre, était un
sinistre vieux gentilhomme; sa mère, une dame grondeuse et avare.
«Mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.»
D'ailleurs «une véritable sainte», dit-il autre part: car ça n'empêche pas.
Cui non risere parentes... «Celui à qui ses parents n'ont pas souri ne fut
jamais admis à la table d'un dieu ni au lit d'une déesse.» Cela ne fut
point vrai de Chateaubriand, qui, certes, s'assit aux banquets des
olympiens et connut les amours des déesses mortelles. La rudesse
même et la solitude de son enfance et ce Combourg avare de sourires
préparaient en lui ce génie par où il devait régner et plaire. «Cette dure
éducation, dit-il, a imprimé à mes sentiments un caractère de
mélancolie.»
«On me livra, dit-il encore, à une enfance oisive.» Oisive, mais libre et
très peu surveillée. À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il
vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C'est un gamin un peu
court, avec une grosse tête, robuste et dru. Je crois bien qu'il exagère,
lorsqu'il dit: «J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au
milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie», ou
bien, le jour de sa première communion, à Dol: «Mon bouquet et mes
habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons.» (Pourquoi?
était-il si pauvre? ou sa mère si indifférente?) ou enfin: «Une pierre
m'atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins) que mon oreille
gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule» (il a cette manie de
grossir tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement, une enfance

tumultueuse, à plaies et à bosses, et qui fait songer à l'enfance de son
compatriote Duguesclin.
Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à Dinan. C'était un enfant
très orgueilleux et très passionné, en même temps que farouche et
rêveur. Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant les passions
mêmes. Il faut lire sa résistance délirante, un jour qu'il a été condamné
à recevoir le fouet: «L'idée de la honte n'avait point approché de mon
éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice
que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature
vivante.» Chez lui, ce que j'appellerai la crise de la première
communion et ensuite la crise de la puberté furent d'une extrême
violence. Je ne sais ce qu'il avait caché en confession; sûrement autre
chose qu'une désobéissance ou un larcin de confiture. Le prêtre le
devine et insiste; l'enfant avoue... «Je n'aurai jamais un tel moment
dans ma vie... Je sanglotais de bonheur.» Or, cette même année, le
hasard avait fait tomber entre ses mains un Horace complet. En outre, il
dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de l'Enéide et le sixième de
Télémaque le troublent plus que de raison. Des sermons mêmes de
Massillon sur la Pécheresse et sur l'Enfant prodigue, il tirait des
émotions sensuelles.
Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries ardentes, et des
courses folles dans les bois. «... J'entrevis que d'aimer et d'être aimé
d'une manière qui m'était inconnue devait être la félicité suprême... Je
me composai une femme de toutes les femmes que j'avais vues...» C'est
ici que se place le développement fameux sur la «sylphide», le fantôme
d'amour, sur la «charmeresse
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