qui le suit partout» et qui «varie au gré de
sa folie». Morceau de rhétorique, mais ardente vers la fin, et mélangée
de quelques traits plus précis: «Mes yeux se creusaient, je maigrissais,
je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours
s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine
de délices.» Il nous dit aussi que sa ferveur religieuse se ralentit alors;
et je le crois sans peine.
À Combourg, où il a presque toujours passé ses vacances, il fait, ses
premières études finies, un séjour un peu long. Combourg est un
sombre château féodal parmi des étangs et des landes. Combourg est
lugubre, mais d'un grand aspect et qui tout de même le remplit d'orgueil.
Les soirs d'hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée d'une
seule chandelle, pendant que le père maniaque fait invariablement les
cent pas, la mère et les enfants demeurent silencieux devant la vaste
cheminée; puis le chevalier va se coucher dans un donjon isolé, où «il
ne perd pas un murmure des ténèbres». Mais, le jour, il fait ce qu'il veut,
et, pour se consoler, il a ses quatre soeurs et surtout Lucile.
Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec «quelque chose de rêveur
et de souffrant». «Tout lui était souci, chagrin, blessure... À dix-sept
ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années... Elle avait des songes
prophétiques.» Tous deux font ensemble d'interminables promenades et
s'échauffent sur la littérature. Ils traduisent ensemble les plus beaux et
les plus désespérés passages de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit
de petits poèmes en prose, «d'une sensibilité passionnée». Il lui raconte
tout ce qu'il rêve; elle lui dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ils
s'amusent et s'entraînent tous deux à être tristes de cette tristesse «qui a
fait, dit-il, mon tourment et ma félicité».
Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il à songer au suicide?
Il ne l'explique que par ces mots: «Lucile était malheureuse, ma mère
ne me consolait pas, mon père me faisait éprouver les affres de la vie.»
Et il est vrai que ce fut, plutôt qu'un suicide, une sorte de défi à la
destinée. Il possédait un fusil de chasse dont la détente était usée: «Je
chargeai ce fusil..., je l'armai, j'introduisis le bout du canon dans ma
bouche, je frappai la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois; le
coup ne partit pas, l'apparition d'un garde suspendit ma résolution.»
Peut-être bien qu'il n'avait pas frappé la crosse très fort... Puis il raconte
cela vingt-cinq ans après. Enfin, ce fut tout au moins une manière de
jouer assez dangereusement avec la mort. Mais je ne puis m'empêcher
de croire qu'il a triché.
Comme il rêvait et désirait tout, et qu'en outre il répugnait à toute
discipline, il ne sut pas choisir son métier et sa vie. On avait pensé à
faire de lui un marin: il s'était dérobé. Ensuite il avait dit qu'il serait
prêtre, mais bientôt il ne voulut plus. «Abbé, je me parus
ridicule.»--«Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez fortement
appelé à l'état ecclésiastique.» En quoi il ne se trompait pas. Alors il
déclara qu'il irait au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher
du service chez quelque rajah. Projet vague et admirable. Son père
demanda simplement pour lui un brevet de sous-lieutenant au régiment
de Navarre.
Après quelques mois de garnison à Cambrai, il vient à Paris et y fait
d'abord un peu la figure du Huron de Voltaire, ou plutôt celle que, dans
les Natchez, il prêtera à Chactas visitant Paris. Il est présenté au roi, suit
la chasse à Versailles. Il retrouve à Paris deux de ses soeurs: Julie,
devenue madame de Farcy, élégante et brillante,--et Lucile. Il s'attache
à Malesherbes, dont son frère est devenu le parent par son mariage avec
une Rosambo.--Son père meurt en 1786.
On était à la veille de la Révolution: «Tout était dérangé dans les
esprits et dans les moeurs... Les magistrats tournaient en moquerie la
gravité de leurs pères... Le prêtre, en chaire, évitait le nom de
Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens... Le suprême
bon ton était d'être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à
l'armée: d'être tout, excepté Français. Ce que l'on faisait, ce que l'on
disait n'était qu'une suite d'inconséquences.» Ainsi écrit-il trente ans
plus tard: mais, au moment même, il n'est pas trop mécontent de ce qui
arrive. «Nous nous entendions en politique (avec M. de Malesherbes):
les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à
l'indépendance de mon caractère, l'antipathie naturelle que je ressentais
pour la cour ajoutait force à ce penchant.»
Mais le monde littéraire l'attire. Il débute dans l'Almanach des Muses;
mon Dieu, oui. Il fréquente Parny, Ginguené, Flins, Le
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