Cham et Japhet | Page 7

Ausone de Chancel
la modification d'un ordre de choses
établi; mais elle accueille tous les progrès, les sanctionne et les
consacre, lorsqu'ils peuvent, d'ailleurs, être accomplis en vue d'intérêts
légitimes et sans ébranlements politiques.
La philosophie, au contraire, si spiritualiste qu'on la suppose, touche
toujours par quelque côté aux questions économiques, d'où il suit que

son rôle, à elle, étant plus ou moins humain, son but doit être de
combiner théoriquement les éléments sociaux, de façon à leur départir,
sur la terre, la somme de bonheur la plus grande possible.
Voici pourquoi l'inégalité des conditions la blesse et la révolte; et
pourquoi encore elle a dû faire le premier pas sur cette voie, désormais
ouverte, où nous essayons de la suivre et où viendront la rejoindre tous
ceux qui, dans ce monde, ont charge d'âmes, gouvernants quels qu'ils
soient, et ministres de tous les cultes, pour résoudre le problème où l'a
laissé Montesquieu, il y a cent dix ans: faire en faveur des races noires,
au nom de la religion et d'accord avec la politique, une convention de
miséricorde et de pitié.

II.
De l'état des esclaves dans nos colonies et chez les musulmans avant
l'émancipation.
Avant d'aborder notre sujet proprement dit, nous devons peut-être à
ceux de nos lecteurs qui ne le connaissent que par son côté populaire et
sentimental, et pour ne l'avoir étudié que dans _la Case de l'oncle Tom_,
les éléments d'une appréciation plus sérieuse de l'état des esclaves,
sinon dans toutes les colonies, dans les nôtres du moins et chez les
musulmans en général, par conséquent en Algérie, avant
l'émancipation.
L'opinion publique, en effet, s'est trop aisément laissée prendre au
grand bruit qu'ont fait les abolitionnistes de tortures, de cachots,
d'oubliettes, de mises à la question, et elle l'a trop généralisé.
Je m'étonne qu'on n'ait pas dit de nos belles créoles qu'elles faisaient
assister à leur toilette un bourreau, comme les dames romaines, pour
fustiger leurs caméristes maladroites; et de nos planteurs, qu'ils
déportaient, comme Caton, leurs esclaves trop vieux dans une île
déserte; ou que l'un d'eux, au moins, a fait crucifier son cuisinier pour
une caille rôtie, comme Auguste.

Bien longtemps avant Mrs. Stowe et Mrs. Langdon, on avait mis tous
ces malheurs en gros livres, en discours de tribune, en feuilletons, en
romances. C'était surtout de mode en Angleterre: les rôles étaient
partagés; de leur côté, les gentlemen, réunis en société pour l'abolition
de l'esclavage, émettaient cet avis: «que le gouvernement anglais ne
devait, sous aucun prétexte, permettre l'introduction dans les marchés
anglais du sucre produit par le travail des esclaves[17];» et, du leur, les
ladies ne voulaient plus sucrer leur thé avec ce triste sucre; il leur fallait
du sucre libre.
[Note 17: Séance de la Chambre des communes. Question des sucres,
1840.]
Il est malheureusement trop vrai que, dans les ateliers ruraux des
Etats-Unis surtout, tel maître a fait abus jusqu'à l'atrocité de la latitude
que la loi lui laisse ou qu'il s'arroge de punir ses esclaves[18]; mais
dans les colonies de l'Espagne et de l'Angleterre, ce n'a jamais été là
qu'une rare exception, plus rare encore dans les nôtres où, d'ailleurs,
elle était flétrie par l'opinion d'abord, par les tribunaux ensuite.
[Note 18: E. Montégut, De l'Esclavage aux Etats-Unis.]
Et cependant on croit encore trop généralement en France, le pays du
monde où l'on écrit le plus, et où on lit le moins, que les nègres,
abandonnés par toute providence humaine et divine à la merci de
l'avarice et de la brutalité, n'avaient pour eux ni protection ni
sauvegarde. C'est un absurde préjugé.
Les esclaves étaient, il est vrai, immeubles par destination,--ils étaient
choses. «L'esclave est une propriété, a dit un jurisconsulte, dont on
dispose à son gré, par vente, donation, etc., etc. Cependant la femme, le
mari et les enfants impubères ne peuvent être vendus séparément, s'ils
sont sous la domination d'un même maître... Si l'esclave doit
l'obéissance à son maître, celui-ci doit le protéger, le nourrir, le vêtir et
en avoir soin quand il est vieux et infirme[19].»
[Note 19: Favart cité par Dalloz.--Répertoire de jurisprudence, art.
COLONIES.]

Aux termes d'une ordonnance du roi, d'août 1833, les maîtres étaient
tenus de fournir annuellement un état de recensement de leurs esclaves,
avec nom, prénoms, sexe, âge, signes particuliers des individus; de
faire, dans le délai de cinq jours, devant un fonctionnaire désigné, la
déclaration des naissances et des mariages, et, dans les vingt-quatre
heures, celle des décès de leurs esclaves; l'inhumation ne pouvait avoir
lieu qu'après l'expiration de ce dernier délai, et après autorisation du
fonctionnaire qui avait reçu ta déclaration.
Il était difficile, on l'avouera, d'éluder ces garanties d'identité et d'état
civil, et de se défaire d'un esclave.
Voilà pour les oubliettes.
Une ordonnance du roi, de 1832, et une loi de 1839, réglementaient les
affranchissements, les provoquaient, les facilitaient, en multipliaient
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