Cesarine Dietrich | Page 4

George Sand
pas m'en
vouloir pour cela.
--Allons, dit M. Dietrich en se levant, on ne vendra pas et on ne louera

pas!
Il sortit un peu brusquement en me faisant à la dérobée un signe que je
ne compris pas bien, mais auquel je crus donner la meilleure
interprétation possible en allant le rejoindre au jardin au bout de
quelques instants.
J'avais bien deviné, il voulait me parler.
--Vous voyez, ma chère mademoiselle de Nermont, me dit-il en me
tendant la main; cette pauvre enfant va continuer sa mère, elle n'entrera
dans aucun de mes goûts. La sagesse de mes raisonnements entrera par
une de ses oreilles et sortira par l'autre.
--Je n'en crois rien, lui dis-je, elle est trop intelligente.
--Sa mère aussi était intelligente. Ne croyez pas que ce fût par manque
d'esprit qu'elle me contrariait. Elle savait bien qu'elle avait tort, elle en
convenait, elle était bonne et charmante, mais elle subissait la maladie
du siècle; elle avait la fièvre du monde, et, quand elle m'avait fait le
sacrifice de quelque fantaisie, elle souffrait, elle pleurait, comme
Césarine pleurait et souffrait tout à l'heure. Je sais résister à n'importe
quel homme, mon égal en force et en habileté; mais comment résister
aux êtres faibles, aux femmes et aux enfants?
Je lui remontrai que l'attachement de Césarine pour la maison de sa
mère n'était pas une fantaisie vaine, et qu'elle avait donné des raisons
de sentiment vraiment respectables et touchantes.
--Si ces motifs sont bien sincères, reprit-il, et vous voyez que je n'en
veux pas douter, c'était raison de plus pour qu'elle me fit le sacrifice de
subir le petit chagrin que je lui imposais.
--Vous êtes donc réellement persuadé, monsieur Dietrich, que la
jeunesse doit être habituée systématiquement à la souffrance, ou tout au
moins au déplaisir?
--N'est-ce pas aussi votre opinion? s'écria-t-il avec une énergie de

conviction qui ne souffrait guère de réplique.
--Permettez, lui dis-je, j'ai été gâtée comme les autres dans mon
enfance; je n'ai passé par ce qu'on appelle l'école du malheur que dans
l'âge où l'on a toute sa force et toute sa raison, et c'est de quoi je
remercie Dieu, car j'ignore comment j'eusse subi l'infortune, si elle
m'eût saisie sans que je fusse bien armée pour la recevoir.
--Donc, reprit-il en poursuivant son idée sans s'arrêter aux objections,
vous valez mieux depuis que vous avez souffert? Vous n'étiez
auparavant qu'une âme sans conscience d'elle-même?... Je me rappelle
bien aussi mon enfance; j'ai été nul jusqu'au moment où il m'a fallu
combattre à mes risques et périls.
--C'est la force des choses qui amène toujours cette lutte sous une
forme quelconque pour tous ceux qui entrent dans la vie. La société est
dure à aborder, quelquefois terrible: croyez-vous donc qu'il faille
inventer le chagrin pour les enfants? Est-ce que dès l'adolescence ils ne
le rencontreront pas? Si la vie n'a d'heureux que l'âge de l'ignorance et
de l'imprévoyance, ne trouvez-vous pas cruel de supprimer cette phase
si courte, sous prétexte qu'elle ne peut pas durer?
--Alors vous raisonnez comme ma femme; hélas! toutes les femmes
raisonnent de même. Elles ont pour la faiblesse, non pas seulement des
égards et de la pitié, mais du respect, une sorte de culte. C'est bien
fâcheux, mademoiselle de Nermont, c'est malheureux, je vous assure!
--Si vous blâmez ma manière de voir, cher monsieur Dietrich, je
regrette de n'avoir pas mieux connu la vôtre avant d'entrer chez vous;
mais....
--Mais vous voilà prête à me quitter, si je ne pense pas comme vous?
Toujours la femme avec sa tyrannique soumission! Vous savez bien
que vous me feriez un chagrin mortel en renonçant à la tâche qu'on a eu
tant de peine à vous faire accepter. Vous savez bien aussi que je
n'essayerais même pas de vous remplacer, tant il m'est prouvé que vous
êtes l'ange gardien nécessaire à ma fille. Ce n'est pas sa tante qui saurait
l'élever. D'abord elle est ignorante, en outre elle a les défauts de son

sexe, elle aime le monde....
--Elle n'en a pourtant pas l'air.
--Son air vous trompe. Elle a d'ailleurs aussi à un degré éminent les
vertus de son sexe: elle est laborieuse, économe, rangée, ingénieuse
dans les devoirs de l'hospitalité. Ne croyez pas que je ne lui rende pas
justice, je l'aime et l'estime infiniment; mais je vous dis qu'elle aime le
monde parce que toute femme, si sérieuse qu'elle soit, aime les
satisfactions de l'amour-propre. Ma pauvre soeur Helmina n'est ni jeune,
ni belle, ni brillante de conversation; mais elle reçoit bien, elle ordonne
admirablement un dîner, un ambigu, une fête, une promenade; elle le
sait, on lui en fait compliment, et plus il y a de monde pour rendre
hommage à ses talents de ménagère et de majordome, plus elle est fière,
plus elle est consolée de sa nullité
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