Cesarine Dietrich | Page 3

George Sand
conséquent pour
souffrir, et qu'on a le tort aujourd'hui de rendre les enfants trop heureux.
Il prétend que beaucoup de contrariétés et de privations leur seraient
nécessaires pour les rompre au travail de la vie. Voilà les paroles de

mon cher papa, je les sais par coeur; je ne me révolte pas, parce que je
l'aime et le respecte, mais je ne suis pas persuadée, et, quand on est
doux et tendre avec moi, j'en suis reconnaissante et heureuse, meilleure
par conséquent. Vous verrez! Puisque vous ne voulez vous engager à
rien, attendons, vous m'étudierez, et vous verrez bientôt que la méthode
de ma pauvre chère maman était la bonne, la seule bonne avec moi.
--Puis-je vous demander?... Mais non, vos beaux yeux se remplissent
de larmes et me donnent envie de pleurer avec vous, par conséquent de
vous aimer trop et trop vite.
Elle me jeta ses bras autour du cou et pleura avec effusion. Je fus
vaincue. Elle ne me disait rien, ne pouvant parler; mais il y avait tant
d'abandon et de confiance dans ses pleurs sur mon épaule, elle avait
tellement l'air, malgré l'énergie de sa physionomie, d'un pauvre être
brisé qui demande protection, que je me mis à l'adorer dès le premier
jour sans me demander si elle n'allait pas s'emparer de moi au lieu de
subir mon influence.
Cette crainte ne me vint qu'après un certain temps, car, durant les
premières semaines, elle fut d'une douceur angélique et d'une amabilité
vraiment irrésistible. Il est vrai que je n'exigeais pas beaucoup d'elle;
elle avait encore tant de chagrin que sa santé s'en ressentait, et d'ailleurs
je la voyais douée d'une telle intelligence que je ne pouvais croire à la
nécessité de hâter beaucoup ses études.
Nous vivions presque tête à tête dans ce petit palais, devenu trop grand.
On avait reçu toutes les visites de condoléance, et, sauf quelques vieux
amis, on ne recevait plus personne; M. Dietrich le voulait ainsi.
Profondément affecté de la perte de sa femme, il aspirait au printemps,
pour se retirer durant toute la belle saison à la campagne, dans une
solitude plus profonde encore. Il quittait les affaires, il les eût quittées
plus tôt sans les goûts dispendieux de sa femme. Il se trouvait assez
riche, trop riche, disait-il, il comptait s'adonner à l'agriculture et régir
lui-même sa propriété territoriale.
Il eut même l'idée de vendre ou de louer son hôtel, et pour la première
fois je vis poindre un désaccord entre lui et sa fille. Elle aimait la

campagne autant que Paris, disait-elle, mais elle aimait Paris autant que
la campagne, et ne voyait pas sans effroi le parti exclusif que son père
voulait prendre. Elle avait dès lors des raisonnements très-serrés qui
paraissaient très-justes, et qu'elle exprimait avec une netteté dont je
n'eusse pas été capable à son âge. M. Dietrich, qui était fier de son
intelligence, la laissait et la faisait même discuter pour avoir le plaisir
de lui répondre, car il était obstiné, et ne croyait pas que personne put
jamais avoir définitivement raison contre lui.
Quand la discussion fut épuisée et qu'il crut avoir répondu
victorieusement à sa fille, prenant son silence pour une défaite, il vit
qu'elle pleurait. Ces grosses larmes qui tombaient sur les mains de
l'enfant sans qu'elle parût les sentir le troublèrent étrangement, et je vis
sur sa belle figure froide un mélange de douleur et d'impatience.
--Pourquoi pleurez-vous donc? lui dit-il après avoir essayé Jurant
quelques instans de ne pas paraître s'apercevoir de ce muet reproche.
Voyons! dites-le, je n'aime pas qu'on boude, vous savez que cela me
fait mal et me fâche.
--Je vous le dirai, mon cher papa, répondit Césarine en allant à lui et en
l'embrassant, caresse à laquelle il me parut plus sensible qu'il ne voulait
le paraître; oui, je vous le dirai, puisque vous ne le devinez pas. Ma
mère aimait cette maison, elle l'avait choisie, arrangée, ornée
elle-même. Vous n'étiez pas toujours d'accord avec elle, vous entendiez
le beau autrement qu'elle. Moi je ne m'y connais pas: je ne sais pas si
notre luxe est de bon ou de mauvais goût; mais je revois maman dans
tout ce qui est ici, et j'aime ce qu'elle aimait, par la seule raison qu'elle
l'aimait. Vous êtes si bon que vous ne vouliez jamais la contrarier, vous
lui disiez toujours: Après tout, c'est votre maison.... Eh bien! moi, je me
dis:--C'est la maison de maman. Je veux bien aller à la campagne, où
elle ne se plaisait pas: je m'y plairai, mon papa, parce que j'y serai avec
vous; mais, à l'idée que je ne reviendrai plus ici, où que je verrai des
étrangers installés dans la maison de ma mère, je pleure, vous voyez! je
pleure malgré moi, je ne peux pas m'en empêcher; il ne faut
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 102
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.