Cesarine Dietrich | Page 2

George Sand
avait mené. Il avait des goûts tout différents et ne
souhaitait pour société qu'un choix de parents et d'amis; les grands
salons étaient fermés, et, tout en me les montrant à travers l'ombre
bleue des rideaux un moment entrouverts, il me dit:
--Cela ne vaut pas la peine d'être regardé par une femme de goût et de
bon sens comme vous; c'est de l'éclat, rien de plus; ma pauvre chère
compagne aimait à montrer que nous étions riches. Je n'ai jamais voulu
la priver de ses plaisirs; mais je ne m'y associais que par complaisance.
Je désire que ma fille ait comme moi des goûts modestes, auquel cas je
pourrai vieillir tranquille chez moi,--triste consolation au malheur d'être
seul, mais dont il m'est permis de profiter.
--Vous ne serez pas seul, lui dis-je, votre fille deviendra votre amie, je
suis sûre qu'elle l'est déjà un peu.
--Pas encore, reprit-il; ma pauvre enfant est trop absorbée par sa propre
douleur pour songer beaucoup à la mienne. Espérons qu'elle s'en
avisera plus tard.
C'était comme un reproche involontaire à Césarine; je ne répliquai pas,
ne sachant encore rien du caractère et des sentiments de cette jeune fille,

que je voulais juger par moi-même et que j'eusse craint d'aborder avec
une prévention quelconque.
On nous avait présentées l'une à l'autre. Elle était admirablement jolie
et même belle, car, si elle avait encore la ténuité de l'adolescence, elle
possédait déjà l'élégance et la grâce. Ses traits purs et réguliers avaient
le sérieux un peu imposant de la belle sculpture. Son deuil et sa
tristesse lui donnaient quelque chose de touchant et d'austère, tellement
qu'à première vue je m'étais sentie portée à la respecter autant qu'à la
plaindre.
Quand je fus pour la première fois seule avec elle, je crus devoir établir
nos rapports avec la gravité que comportait la circonstance.
--Je n'ai pas, lui dis-je, la prétention de remplacer, même de très-loin,
auprès de vous, la mère que vous pleurez; je ne puis même vous offrir
mon dévouement comme une chose qui vous paraisse désirable. On m'a
dit que je vous serais utile, et je compte essayer de l'être. Soyez certaine
que, si l'on s'est trompé, je m'en apercevrai la première, et tout ce que je
vous demande, c'est de ne pas me croire engagée par un intérêt
personnel à vous continuer mes soins, s'ils ne vous sont pas
très-sérieusement profitables.
Elle me regarda fixement comme si elle n'eût pas bien compris, et
j'allais expliquer mieux ma résolution, lorsqu'elle posa sa petite main
sur la mienne en me disant:
--Je comprends très-bien, et si je suis étonnée, ce n'est pas de ce que
vous êtes fière et digne, on me l'avait dit je le savais; mais je vous
croyais tendre, et je m'attendais à ce que, avant tout, vous me
promettriez de m'aimer.
--Peut-on promettre son affection à qui ne vous la demande pas?
--C'est-à-dire que j'aurais dû parler la première? Eh bien! je vous la
demande, voulez-vous me l'accorder?
Si sa physionomie eût répondu à ses paroles, je l'eusse embrassée avec

effusion, cette charmante enfant; mais j'étais beaucoup sur mes gardes,
et je crus lire dans ses yeux qu'elle m'examinait et me tâtait au moins
autant que je l'éprouvais et j'observais pour mon compte.
--Vous ne pouvez pas désirer mon amitié, lui dis-je, avant de savoir si
je mérite la vôtre. Nous ne nous connaissons encore que par le bien
qu'on nous a dit l'une de l'autre. Attendons que nous sachions bien qui
nous sommes; je suis résolue à vous aimer tendrement, si vous êtes
telle que vous paraissez.
--Et qu'est-ce que je parais? reprit-elle en me regardant avec un peu de
méfiance; je suis triste, et rien que triste: vous ne pouvez pas me juger.
--Votre tristesse vous honore et vous embellit C'est le deuil que vous
avez dans l'âme et dans des yeux qui m'attire vers vous.
--Alors vous désirez pouvoir m'aimer? Je tâcherai de vous paraître
aimable; j'ai besoin qu'on m'aime, moi! J'étais habituée à la tendresse,
ma pauvre mère m'adorait et me gâtait. Mon père me chérit aussi, mais
il ne me gâtera pas et je suis encore dans l'âge où, quand on n'est pas
gâtée, on a peine à comprendre qu'on soit aimée véritablement. Est-ce
que vous ne comprenez pas cela?
--Si fait, et me voilà résolue à vous gâter.
--Par pitié, n'est-ce pas?
--Par besoin de ma nature. Je n'aime pas à demi, et je suis malheureuse
quand je ne peux pas donner un peu de bonheur à ceux qui m'entourent;
mais quand je crois voir qu'ils abusent, je m'enfuis pour ne pas leur
devenir nuisible.
--C'est-à-dire que vous croyez dangereux d'aimer trop les gens? Vous
pensez donc comme mon père, qui s'imagine des choses bizarres selon
moi? Il dit que l'on est au monde pour lutter et par
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 102
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.