Carnet dun inconnu | Page 7

Fyodor Dostoyevsky
peut te faire, imbécile? répondit-il en regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu'est-ce qui te prend d'attirer mon attention sur ta gueule? Est-ce pour me faire cracher dessus?
C'était le ton qu'adoptait généralement Foma dans ses conversations avec ?l'intelligent paysan russe?.
-- Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu es peut-être un major, un colonel ou même une Excellence... Nous ne savons même pas comment t'adresser la parole.
-- Imbécile! reprit Foma, s'adoucissant, il y a appointements et appointements, tête de bois! Il en est qui ont le grade de général et qui ne re?oivent rien, parce qu'ils ne rendent aucun service au tsar. Moi, quand je travaillais pour un ministre, j'avais vingt mille roubles par an, mais je ne les touchais pas; je travaillais pour l'honneur, me contentant de ma fortune personnelle. J'ai abandonné mes appointements au profit de l'instruction publique et des incendiés de Kazan.
-- Alors, c'est toi qui as rebati Kazan? reprenait le paysan étonné, car, en général, Foma Fomitch étonnait les paysans.
-- Mon Dieu, j'en ai fait ma part, répondait-il négligemment, comme s'il s'en f?t voulu d'avoir honoré un tel homme d'une telle confidence.
Ses entretiens avec mon oncle étaient d'une autre sorte.
-- Qu'étiez-vous avant mon arrivée ici? disait-il, mollement étendu dans le confortable fauteuil où il digérait un déjeuner copieux, pendant qu'un domestique placé derrière lui s'évertuait à chasser les mouches avec un rameau de tilleul. à quoi ressembliez- vous? Et voici que j'ai jeté en votre ame cette étincelle du feu céleste qui y brille à présent! Ai-je jeté en vous une étincelle de feu sacré, oui ou non? Répondez: l'ai-je jetée, oui ou non?
Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cette question. Mais le silence et la gêne de mon oncle l'irritaient. Jadis si patient et si craintif, il s'enflammait maintenant à la moindre contradiction. Le silence de ce brave homme l'outrageait: il lui fallait une réponse.
-- Répondez: l'étincelle br?le-t-elle en vous ou non?
Mon oncle ne savait plus que devenir.
-- Permettez-moi de vous faire observer que je vous attends! insistait le pique-assiette d'un air offensé.
-- Mais répondez donc, Yegorouchka! intervenait la générale en haussant les épaules.
-- Je vous demande: l'étincelle br?le-t-elle en vous, oui ou non? réitérait Foma très indulgent, tout en picorant un bonbon dans la bo?te toujours placée devant lui sur l'ordre de la générale.
-- Je te jure, Foma, que je n'en sais rien, répondait enfin le malheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chose de ce genre... Ne me demande rien... Je crains de dire une bêtise...
-- Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que je ne mériterais même pas une réponse; c'est bien cela que vous avez voulu dire? Soit, je suis donc nul.
-- Mais non, Foma! Que Dieu soit avec toi! Je n'ai jamais voulu dire cela.
-- Mais si. C'est précisément ce que vous avez voulu dire.
-- Je jure que non!
-- Très bien. Mettons que je suis un menteur! D'après vous, ce serait moi qui chercherais une mauvaise querelle?... Une insulte de plus ou de moins...! Je supporterai tout.
-- Mais, mon fils!... clame la générale avec effroi.
-- Foma Fomitch! Ma mère! s'écrie mon oncle navré. Je vous jure qu'il n'y a pas de ma faute. J'ai parlé inconsidérément... Ne fais pas attention à ce que je dis, Foma; je suis bête; je sens que je suis bête, qu'il me manque quelque chose... Je sais, je sais, Foma! Ne me dis rien! -- continue-t-il en agitant la main. -- Pendant quarante ans, jusqu'à ce que je te connusse, je me figurais être un homme ordinaire et que tout allait pour le mieux. Je ne m'étais pas rendu compte que je ne suis qu'un pécheur, un égo?ste et que j'ai fait tant de mal que je ne comprends pas comment la terre peut encore me porter.
-- Oui, vous êtes bien égo?ste! remarque Foma avec conviction.
-- Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corriger et devenir meilleur.
-- Dieu vous entende! conclut Foma en poussant un pieux soupir et en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.
Pour finir ce chapitre, qu'on me permette de dire quelques mots de mes relations personnelles avec mon oncle et d'expliquer comment je fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans le tourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passés dans le bienheureux village de Stépantchikovo. J'aurai ainsi terminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.
Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieu de père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leur progéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, je m'attachai à lui de tout mon coeur. J'avais alors dix ans et je me souviens que nous nous compr?mes bien vite et que nous
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