Carnet dun inconnu | Page 8

Fyodor Dostoyevsky
dev?nmes de vrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie; une fois, nous volames de complicité le bonnet d'une vieille dame, notre parente, et nous attachames ce trophée à la queue d'un cerf-volant que je lan?ai dans les nuages.
Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncle à Pétersbourg, je pus achever l'étude de son caractère. Cette fois encore, je m'étais attaché à lui de toute l'ardeur de ma jeunesse. Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et de na?f à la fois qui lui attirait les sympathies et m'avait profondément impressionné.
Après ma sortie de l'Université, je restai quelques temps oisif à Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bien persuadé que j'allais sous peu accomplir quelque chose de grandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale et n'entretenais avec mon oncle qu'une correspondance assez rare, seulement lorsque j'avais à lui demander de l'argent qu'il ne me refusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l'un de ses serfs m'avait appris qu'il se passait à Stépantchikovo des choses extraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j'écrivis plus souvent.
Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où il ne m'entretenait que de mes études et s'enorgueillissait par avance de mes futurs succès et puis, tout à coup, après un assez long silence, je re?us une étonnant ép?tre, très différente des précédentes, bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictions incompréhensibles au premier abord. Il était évident qu'elle avait été écrite sous l'empire d'une extrême agitation.
Une seule chose y était claire, c'est que mon oncle me suppliait presque d'épouser au plus vite son ancienne pupille, fille d'un pauvre fonctionnaire provincial nommé éjévikine, laquelle avait été fort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissement scolaire de Moscou et servait à ce moment d'institutrice à ses enfants. Elle était malheureuse; je pouvais faire son bonheur en accomplissant une action généreuse; il s'adressait à la noblesse de mon coeur et me promettait de doter la jeune fille, mais il s'exprimait sur ce dernier point d'une fa?on extrêmement mystérieuse, et m'adjurait de garder sur tout cela le plus absolu silence. Cette lettre me bouleversa.
Quel est le jeune homme qui ne se f?t pas senti remué par une proposition aussi romanesque? De plus, j'avais entendu dire que la jeune fille était fort jolie.
Je ne savais pas à quel parti m'arrêter, mais je répondis aussit?t à mon oncle que j'allais partir sur-le-champ pour Stépantchikovo, car il m'avait envoyé sous le même pli les fonds nécessaires à mon voyage, ce qui ne m'empêcha pas de rester encore quinze jours à Pétersbourg dans l'indécision. C'est à ce moment que je fis la rencontre d'un ancien camarade de régiment de mon oncle. En revenant du Caucase, cet officier s'était arrêté à Stépantchikovo. C'était un homme d'un certain age déjà, fort sensé et célibataire endurci.
Il me raconta avec indignation des choses dont je n'avais aucune connaissance. Foma Fomitch et la générale avaient con?u le projet de marier le colonel avec une demoiselle étrange, agée, à moitié folle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont la biographie était quelque chose d'incroyable. La générale avait déjà réussi à lui persuader qu'elles étaient parentes et à la faire loger dans la maison. Bien qu'au désespoir, mon oncle finirait certainement par épouser le demi million. Cependant, les deux fortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécution contre cette malheureuse institutrice sans défense et employaient tous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n'en devint amoureux et peut-être même parce qu'il l'était déjà. Ces dernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions sur le point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, mon interlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse précise et, d'une fa?on générale, il me raconta tout cela comme à contrecoeur, avec un évident parti pris d'éviter les détails précis.
Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce que j'apprenais était en contradiction formelle avec la proposition qui m'était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pour Stépantchikovo, dans l'intention de réconforter mon oncle et même de le sauver, si possible, c'est-à-dire de faire chasser Foma, d'empêcher cet odieux mariage avec la vieille demoiselle et de rendre le bonheur à cette malheureuse jeune fille en l'épousant. Car le prétendu amour de mon oncle pour elle m'apparaissait comme une misérable invention de Foma.
Comme font les très jeunes gens, je sautai d'une extrémité à l'autre et, chassant toute hésitation, je br?lai de l'ardeur d'opérer des miracles et d'accomplir mille exploits. Il me semblait faire preuve d'une générosité extraordinaire en me sacrifiant noblement au bonheur d'un être aussi charmant qu'innocent et je me souviens que, pendant tout le trajet, je me sentis fort satisfait de moi. C'était en juillet; le soleil luisait; devant
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