en face d'elle, je l'écoutais, mais sans pouvoir
m'empêcher de la regarder de mes yeux obscurcis et de me laisser
distraire par les pensées qui m'oppressaient; plus d'une fois je détournai
la tête et d'une main furtive j'essuyai les larmes qui roulaient sur mes
joues; pauvre Madeleine! elle était charmante ainsi! bientôt je ne la
verrais plus! entre elle et moi la nuit éternelle!
«Mes affaires préparées, je devais prendre mes conclusions à l'audience
sans notes, sans pièces, même sans code et en parlant d'abondance. La
tâche était d'autant plus difficile pour moi, que jusqu'alors j'avais eu
l'habitude de me servir très-peu de ma mémoire, parlant le plus souvent
avec mon dossier sous les yeux, et, dans les circonstances importantes,
m'aidant de notes manuscrites qui me servaient de canevas. Malgré
mon application et mes efforts, j'échouai misérablement. Que cette
impuissance fût le résultat de ma maladie, ce qui est possible, car
l'amaurose est souvent une conséquence de certaines lésions du cerveau;
qu'elle fût due au contraire à l'absence de cette faculté que les
phrénologues appellent la concentrativité, cela importait peu, ce qui
était capital, c'était cette impuissance même; et par malheur elle est
absolue.
«Convaincu par cette déplorable expérience que bientôt je ne pourrais
plus remplir mes fonctions d'avocat général, je fis faire des démarches à
Paris pour voir s'il me serait possible d'obtenir un siége de conseiller; je
n'avais guère l'espérance de réussir, mais enfin je devais ne rien
négliger et tenter même l'absurde. Tu trouveras ci-jointe la réponse que
j'ai reçue: c'est la copie de mes notes individuelles et confidentielles
qu'un de mes amis, un de mes camarades a pu prendre à la chancellerie.
Tu la liras, et non-seulement elle t'apprendra que je n'ai rien à espérer,
rien à attendre, mais encore elle te montrera ce que je suis; au moment
d'exécuter la résolution que la fatalité m'impose, j'ai besoin de penser
que lorsque tu parleras de moi avec ma fille, tu le feras en connaissance
de cause.
«Voici donc ma situation: le magistrat et l'homme sont perdus, l'un par
les dettes, l'autre par la maladie: si je n'offre pas ma démission, on me
la demandera; si je la refuse, on me destituera.
«Destitué, ruiné, aveugle, que puis-je?
«Deux choses seules se présentent: mendier auprès de mes parents et de
mes amis, ou bien me faire nourrir par ma fille qui travaillera pour moi
à je ne sais quel travail, puisqu'elle n'a pas de métier.
«Je n'accepterai ni l'une ni l'autre; ce n'est pas pour entraîner cette
pauvre enfant dans ma chute et la perdre avec moi que je l'ai élevée.
«Tant que je serai vivant, Madeleine sera ma fille; le jour où je serai
mort elle deviendra la fille de ton père.
«Il faut donc qu'elle soit orpheline.
«Je n'ai pas besoin de te développer cette idée, qui s'imposera à ton
esprit avec toutes ses conséquences; c'est elle qui a déterminé ma
résolution.
«Nos dissentiments et notre rupture n'ont point changé mes sentiments
à l'égard de ton père; je sais quelle est sa générosité, sa bonté, son
affection pour les siens, et quant à toi, mon cher Léon, je connais ton
coeur plein de tendresse et de dévouement; Madeleine va perdre en moi
un père qui lui serait un fardeau; elle trouvera en vous une famille, en
toi un frère.
«Je sais que je n'ai pas besoin de consulter ton père à l'avance et de lui
demander son consentement; il acceptera Madeleine, parce qu'elle est
sa nièce; mais à toi, mon cher Léon, je veux la confier par un acte
solennel de dernière volonté.
«La pauvre enfant va éprouver la plus horrible douleur qu'elle ait
encore ressentie; je te demande d'être près d'elle à ce moment, afin que,
lorsqu'elle sera frappée, elle trouve une main qui la soutienne, et un
coeur dans lequel elle puisse pleurer.
«Demain tout sera fini pour moi.
«Je ne peux pas retarder davantage l'exécution de ma résolution: ma
guérison est impossible, ma destitution est imminente, et la perte
complète de la vue peut se produire d'un moment à l'autre; j'ai pu
encore écrire cette lettre tant bien que mal en enchevêtrant
très-probablement les lignes et les mots, dans huit jours je ne le
pourrais peut-être plus; dans huit jours je ne pourrais pas davantage me
conduire, et Madeleine ne me laisserait pas sortir seul.
«Et précisément, pour accomplir ce que j'ai arrêté, il faut que je sorte
seul; nous sommes à la veille d'une grande marée, et demain la mer
découvrira une immense étendue de rochers jusqu'à deux kilomètres au
moins de la côte; je partirai pour aller à la pêche ainsi que je l'ai fait
souvent; je n'en reviendrai point; je serai tombé dans un trou, ou bien je
me serai laissé surprendre par la marée montante; ma mort sera le
résultat d'un
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